Ce projet collectif s’intéresse à la façon dont la population est façonnée, tout au long de la vie des individus, par le droit, l’action publique, les savoirs et différentes institutions. L’objectif est de repenser, et de nuancer, la vision dominante de l’histoire démographique contemporaine construite autour de « grandes transformations », qui, de fait, privilégie une lecture monolithique et linéaire des phénomènes démographiques. Elle tend à en masquer l’importante diversité. L’exemple des importantes variations de la fécondité, durant et pendant la transition, montre la nécessité de confronter les approches pour sortir de schèmes de pensée réducteurs et à faible pouvoir explicatif. Les chercheurs engagés dans ce projet se donne comme objectif d'étudier les inégalités liées à ces évolutions en les inscrivant dans la durée biographique individuelle mais également dans le temps long des générations successives.
La période couverte par ce projet coïncide avec les grandes séquences de l’histoire des populations (première et seconde « transitions démographiques », « transition sanitaire »), et se caractérise par la superposition de grandes transformations : autonomisation (au sens de moindre dépendance à l’égard des tutelles traditionnelles) des comportements démographiques, expansion de la sphère du marché (avec l’avènement du libéralisme classique puis du néolibéralisme), mise en place d’un État social et interventionniste, médicalisation de la société, essor d’un modèle « assurantiel » de société et d’une logique de « risque »... Ces processus se sont opposés ou conjugués de manière complexe et il apparait donc légitime de se demander de quelles façons ils ont affecté les phénomènes de population. Les participants à ce projet collectif se situent dans une approche historiographique qui considère que la population ne se réduit pas à un jeu de variables endogènes (natalité, mortalité, natalité) mais qu’elle est façonnée, tout au long de la vie des individus, par le droit, l’action publique et diverses institutions – cette plasticité relative ne signifiant pas qu’il faille faire abstraction des réalités largement contraignantes de la morphologie sociale. Leurs travaux ont en commun une volonté d’articuler l’étude des régulations volontaires et institutionnalisées et des régularités constitutives de la morphologie sociale. Ils cherchent à conjuguer, dans la pratique historique, l’approche constructiviste et la prise en compte de la spécificité des processus démographiques, processus qui détiennent des dynamiques propres et expriment la part irréductible d’ingouvernabilité des comportements humains.
Régulation de la reproduction Un premier thème de recherche est consacré à étudier la constitution d'un ensemble de dispositifs (médicaux ou sociaux) visant à réguler la reproduction humaine dans une perspective sanitaire, mais aussi morale, nataliste et eugéniste. Dans ce cadre sont notamment rediscutés et analysés les travaux menés à l'Ined et au-delà (jusque dans le cadre de la grande enquête collective et pluridisciplinaire de Plozévet au début des années 1960) sur une anomalie anatomique ayant suscité beaucoup de curiosité : la luxation congénitale de la hanche. C’est également dans ce cadre que s’inscrit une histoire renouvelée de la PMA (procréation médicalement assistée) et en particulier une analyse précise des conflits éthiques auxquels a donné lieu la mise en place des banques de sperme en France dans les années 1970. Ces travaux se prolongent dans un chantier inscrit dans la durée qui croise la question évoquée précédemment de la génétique des populations, celle de la problématisation sociale de la consanguinité et celle de la réorganisation des « sciences de l’Homme » après 1945. Migrants et migrations Un second terrain concerne la régulation des migrations, étudiée en s’attachant à saisir les transformations au cours du temps des relations entre les différents acteurs, individuels, institutionnels ou étatiques. Un aspect important de cette transformation est le cadre juridique, approché sous plusieurs angles. Ainsi, le projet NATIO², bénéficiant d’un financement de l’IC Migrations, vise à étudier un mécanisme méconnu : la réintégration dans la nationalité française (permet de devenir français dès lors que l’on l’a été dans le passé, mais que l’on ne l’est plus, le plus souvent suite à une histoire personnelle (mariage) ou nationale (décolonisation)). Cette procédure, longtemps marginale, devient une voie importante d’accès à la nationalité entre les années 1980 et les années 2000. Combinant analyse de données quantitatives (constitution d’un corpus de près de 1500 dossiers), étude de l’évolution du droit et entretiens avec des réintégrés, le projet analyse cet essor temporaire à travers la trajectoire de ces « réintégré.es », en grande majorité des ressortissants d’anciennes colonies françaises. Transformation du travail Un troisième terrain de recherche s’intéresse aux mécanismes et aux effets de la construction et de l’évolution des marchés du travail en France aux XIXe et XXe siècles, en s’appuyant sur le dépouillement de dossiers individuels inédits conservés dans différents fonds d’archives. Il s’agit de questionner l’évolution des inégalités économiques depuis le début du XIXe siècle en les reliant à un ensemble de modifications qui accompagnent le développement industriel. On ne peut comprendre l’évolution des inégalités (économiques) sans analyser en parallèle les changements de l’environnement (institutionnel par exemple) dans lequel elles se produisent. Dans ce cadre, l’étude de la distribution de la richesse sur cent cinquante ans permet de saisir non seulement les changements dans sa distribution mais aussi les évolutions qui l’accompagnent : transformation de la structure du capital (d’une propriété agraire à un capital industriel et financier) qui va de pair avec une redistribution de la population entre ville et campagne, le développement du salariat et des professions à droits, etc. Un objet connexe est l’étude de la façon dont la législation du travail et la législation d’assurance et de prévoyance sociales, qui se développent toutes deux au tournant du XXe siècle, se nourrissent des enquêtes et des statistiques qui prennent le travail pour objet, et les alimentent en retour, en particulier les enquête produites par des acteurs privés –les fédérations ouvrières et les organisations patronales– dans la production et la mobilisation de données chiffrées et d’enquêtes, face à l’institutionnalisation encore relative des administrations publiques en charge de cette mission. Grandes enquêtes historiques Depuis sa création, l’Ined a mis l’accent sur les grandes enquêtes en histoire des populations (enquête Biraben, enquête Henry, enquête TRA…), devenant ainsi le laboratoire de référence en ce domaine en France. Nous poursuivons ici cette voie, en tirant notamment profit du développement de technologies de traitement de l’information de plus en plus performantes : développement de la numérisation et de « l’océrisation » ; très forte diversification des sources étudiées ; extension considérable des bases de données historiques (« big data » ou assimilé) ; mise en œuvre de méthodes de « machine learning » (par exemple pour identifier un même individu dans différents recensements) ; etc. Dans ce cadre, le projet Socface (https://socface.site.ined.fr/), bénéficiant d’un financement ANR, vise à collecter et analyser grâce à la reconnaissance automatique d’écriture manuscrite l'ensemble des listes nominatives du recensement de 1836 à 1936. Il s’agit donc de mobiliser des processus automatisés de reconnaissance de texte sur environ 30 millions d'images, correspondant à 400 à 600 millions d'enregistrements individuels (avec une forte incertitude sur le total liée à la conservation des sources). Ce projet, actuellement à mi-parcours, va permettre, grâce à des données individuelles, un renouvellement en profondeur des connaissances sur l’évolution de la société française dans une période de grandes transformations structurelles. Ensuite, il pourra constituer le socle de recherches futures, par exemple avec l’ajout d’autres sources pour améliorer la connaissance des trajectoires individuelles.
Face à l’évaluation souvent réductrice (car trop cloisonnée) des politiques publiques, aux insuffisances du paradigme micro-économique pour saisir ex-post des réalités par nature polymorphes, et aux présupposés d’un modèle évolutionniste et monolithique d’amélioration ou de dégradation, il s’agit d’utiliser le recul historique pour étudier les interactions entre ces politiques et la vie des individus. L’un des moyens de mettre en œuvre cette démarche est de s’appuyer sur les divers outils (quantitatifs ou qualitatifs) de l’analyse micro-historique et notamment de mobiliser des données nominatives en démographie historique. Les participants de ce projet phare mettent pour cela à profit un ensemble très large de données : données prosopographiques, données statistiques, entretiens oraux, archives des administrations publiques à différents échelons territoriaux. Le souci est constant de questionner la qualité des sources, ce qui signifie développer une compréhension fine de leur contexte de production.