Stéphanie Condon
chargée de recherche à l’Ined, répond à nos questions au sujet de l’enquête Virage dans les Outre-mer.
(Entretien réalisé en avril 2019)
Après l’enquête sur les violences et les rapports de genre, Virage, conduite en 2015 en métropole, l’Ined a réalisé en 2018 une enquête Virage dans les Outre-mer. Pour quelle(s) raison(s) ?
Suite à une forte demande locale, nous avons réfléchi à la faisabilité de conduire cette enquête dans les Outre-mer - différentes enquêtes sont ou ont déjà été reproduites dans ces territoires (l’enquête Fin de vie ou l’enquête sur les violences envers les femmes en France, Enveff).
Un état des lieux des connaissances et des missions exploratoires sur place nous ont permis de prendre la mesure des attentes et des besoins de données de la part des associations travaillant dans la prévention des violences ou le soutien des victimes, des professionnels de santé, mais aussi des institutions en charge des politiques publiques.
Cette enquête a pour objectifs d’actualiser et d’approfondir les connaissances scientifiques et statistiques ; de fournir pour la première fois des données sur la Guadeloupe ; de produire des bases de données représentatives à l’échelle des populations locales.
Comment avez-vous réalisé cette enquête ?
Mettre en place de cette enquête multi-sites n’a pas été aisé : il s’est agi de trouver des financements, un prestataire prenant en charge la collecte d’entretiens par téléphone, puis le suivi à distance des trois terrains de collecte simultanés (Guadeloupe, Martinique et La Réunion). En parallèle, nous avons réalisé un gros travail d’adaptation du protocole et du questionnaire de Virage. Tout ceci a nécessité une forte mobilisation de différents services de l’Ined, notamment le Service des enquêtes.
Nous ne disposions pas de relais scientifiques locaux, mais avons mis en place des comités de pilotage locaux, composés d’acteurs institutionnels, associatifs, professionnels et scientifiques, dans chaque territoire. Nous avons engagé un institut de sondage – Ipsos Outre-mer - ayant des plateaux téléphoniques à La Réunion et aux Antilles. 8 700 personnes (dont 71 % de femmes) âgées de 20 à 69 ans résidant habituellement à La Réunion, en Guadeloupe ou en Martinique ont été interrogées.
Y a-t-il des hypothèses particulières autour de la survenue des violences de genre dans ces territoires ?
À l’instar des enquêtes précédentes, en France et ailleurs, l’objectif principal est de mesurer la prévalence des violences fondées sur les rapports de genre, d’en décrire les contextes, les formes et la fréquence, et d’identifier les conséquences sur la vie quotidienne et les trajectoires des individus. Nous cherchons également à cerner les facteurs de risque, ou du moins les facteurs associés à ces violences.
Le lien entre précarité et violences est souvent évoqué, notamment par les acteurs de terrain dans les Outre-mer lors de débats sur les conditions de vie des mères seules. Notre enquête fournit une occasion d’analyser ce lien à une échelle locale et nous espérons pouvoir ainsi contribuer à une compréhension plus globale de celui-ci. De même, nous allons mettre en évidence les liens contradictoires entre religion et violences dans un contexte de forte religiosité et de diversité des pratiques. Par ailleurs, ce sont des populations dont les trajectoires individuelles et familiales sont le plus souvent marquées par une expérience de migrations, en relation avec la France métropolitaine ou en provenance d’îles voisines. Or l’on sait que la migration peut fragiliser les personnes, les rendre plus susceptibles de subir des discriminations ou des violences, ou, que la migration peut être provoquée par des situations de violence.
Nous adopterons une approche intersectionnelle dans nos analyses, espérant ainsi apporter un autre regard face aux perspectives culturalistes des violences et face aux processus de stigmatisation de certaines populations.
Les premiers résultats de l’enquête Virage Réunion ont déjà confirmé des aspects liés à la forte interconnaissance favorisée par l’insularité : les auteurs de violences dans les espaces publics, notamment à caractère sexuel, sont en moyenne nettement plus souvent des personnes connues que dans l’Hexagone.