Mathieu Trachman

répond à nos questions à l’occasion de la journée internationale de la visibilité Bi+ du 23 septembre.

(mise à jour réalisée en septembre 2024)

Où en sont les recherches sur la bisexualité aujourd’hui ?

Alors que les recherches sur les minorités sexuelles ont pris de l’ampleur à partir des années 1990 en France, les personnes bisexuelles ont reçu peu d’attention, à quelques exceptions près. Les enquêtes statistiques menées dans les années 1990 et 2000 portent sur les personnes qui ont des rapports sexuels avec des personnes de même sexe et ne distingue pas les personnes homosexuelles et bisexuelles. Cette invisibilisation scientifique redouble une invisibilisation sociale. L’épidémie de sida a conduit à produire des connaissances sur les gays ; dans une moindre mesure, les lesbiennes ont fait l’objet de quelques travaux à partir des années 1990. On connaît beaucoup moins de choses sur les vies des personnes bisexuelles.

Cela relève d’un privilège accordé aux monosexualités, celles dans lesquelles le désir se porte sur un seul sexe. Mais c’est également lié aux difficultés de saisir dans une enquête statistique les personnes bisexuelles : s’agit-il de celles qui déclarent des attirances pour les deux sexes, des pratiques sexuelles avec les deux sexes, de celles qui s’identifient simplement comme telles ? On sait par exemple que les gays, et plus encore les lesbiennes, ont eu des rapports sexuels avec des personnes de l’autre sexe au cours de leur vie : ils et elles ne se définissent pas pour autant comme bisexuel.les.

Cette invisibilisation est d’autant plus frappante aujourd’hui que les personnes bisexuelles sont de plus en plus nombreuses.  De 2006 (enquête Contexte de la sexualité en France, Ined, Inserm) à 2016 (enquête Baromètre Santé, Santé publique France), le nombre de femmes s’identifiant comme bisexuelles a été multiplié par presque 5 – elles représentaient 3,8% des femmes âgées de 18 à 69 ans en 2016. La dynamique est similaire en Amérique du Nord : en 2021, les personnes qui s’identifient comme homo ou bisexuels représentent 7,9% de la population, les bisexuel.les étant 4,5 % (enquête General Social Survey). L’enquête Envie (Ined, 2023), sur la vie affective et sexuelle des jeunes de 18 à 29 ans, dont les résultats seront publiés en 2025, confirment cette tendance. Chez les moins de 30 ans, les personnes qui s’identifient comme bisexuelles sont plus nombreuses que celles qui s’identifient comme homosexuelles. Il y a un hiatus entre leurs poids démographique et leur visibilité sociale.

Quelles sont les spécificités de cette population ?

Les recherches en France comme à l’international ont bien établi les vulnérabilités spécifiques des personnes bisexuelles. Tania Lejbowicz a montré que leur sexualité est moins connue de leur entourage, ce qui a des conséquences sur leur bien-être et leur santé. Les femmes bisexuelles sont également surexposées à certaines formes de violences, en particulier sexuelles ou dans les espaces publics. Les hommes bisexuels sont quant à eux plus susceptibles de subir des violences dans le cadre familial. 

Ces spécificités concernent aussi la santé sexuelle. Dans sa recherche auprès des personnes trans en France, Clark Pignedoli a interrogé des femmes trans travailleuses du sexe et montré l’existence de ce qu’on peut appeler une « bisexualité professionnelle », dont ces femmes parlent peu aux professionnel.les de santé, et qui n’est pas prise en compte dans les stratégies de prévention. Damien Trawale montre que les hommes originaires d’Afrique sub-saharienne vivant en France qui ont des rapports sexuels avec des hommes ont également des rapports sexuels avec des femmes, mais ne se définissent pas nécessairement comme bisexuels.  

On peut plus généralement souligner quelques spécificités démographiques que nous avons documenté avec Tania Lejbowicz avec l’enquête Virage (Ined, 2015) : les personnes bisexuelles sont plus fréquemment en couple avec des personnes de l’autre sexe, et les hommes bisexuels sont majoritaires à ne pas être en couple. Plus de la moitié des hommes bisexuels sont ouvriers ou employés, alors que les gays sont plus présents dans les classes supérieures. Les femmes bisexuelles sont particulièrement jeunes, mais de nombreux hommes bisexuels sont relativement âgés. Toute population est hétérogène, mais on peut penser que celle-ci l’est particulièrement : il n’y a pas une mais des bisexualités. 

Est-ce que cette population connaît des évolutions ?

Les luttes pour les droits des minorités sexuelles reposent parfois sur l’idée que l’enjeu est de défendre des groupes qui ont toujours plus ou moins existé et qui sont relativement stables. Or les recherches montrent que ces populations évoluent : il y a de plus en plus de personnes qui s’identifient comme bisexuelles et homosexuelles, leurs profils changent. Ces évolutions correspondent à un élargissement des possibles sexuels et à une diversification des trajectoires sexuelles. Au cours du vingtième siècle certains espaces, comme les bars, ont permis aux minorités sexuelles d’explorer et vivre leurs désirs : c’est aujourd’hui le cas des espaces numériques qui permettent de structurer des collectifs, notamment pour les jeunes qui entrent dans la sexualité. La newsletter bie [https://lanewsletterbie.wordpress.com/] est un exemple de la richesse des savoirs et des questionnements produits dans ces espaces.

L’évolution des frontières de cette population est une autre évolution notable. Aujourd’hui, on peut insérer la bisexualité dans les plurisexualités, qui intègrent les personnes qui se définissent comme queer ou pansexuelles. Les définitions sont un enjeu de débat et une question ouverte au sein même de ces communautés. On peut par exemple distinguer la bisexualité, comme un désir pour les deux sexes, et la pansexualité, comme un désir indépendant du sexe ou du genre de la personne. Les plurisexualités ne questionnent pas seulement les conceptions dominantes du désir et de l’identité sexuelle, mais la place que l’on donne au genre dans nos relations intimes. Elles suggèrent que notre sexualité est plus fluide que nous pouvons le penser.

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