Marion Leturcq et Carole Bonnet

Les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes : un enjeu méconnu

(Entretien réalisé en janvier 2025)

Les inégalités de richesse entre hommes et femmes restent un sujet peu exploré, bien qu’elles aient un impact sur les trajectoires conjugales et professionnelles des individus. Marion Leturcq et Carole Bonnet, chercheures à l’Ined, expliquent pourquoi il est essentiel d’approfondir l’étude des écarts de patrimoine entre les sexes.

Qu’est-ce que le patrimoine ?

Le patrimoine regroupe l’ensemble des biens possédés par une personne : biens immobiliers, actifs financiers (actions, obligations…), et éventuellement des éléments liés à une activité professionnelle. Ces différentes composantes permettent de mesurer non seulement la richesse d’un individu ou d’un ménage, mais aussi les inégalités qui en découlent. Contrairement aux revenus, qui reflètent les flux d’argent reçus sur une période donnée, le patrimoine offre une vision plus durable des écarts économiques entre les individus.

Le patrimoine joue un rôle fondamental dans nos trajectoires de vie. Il sert à faire face aux imprévus, à préparer sa retraite et à transmettre un héritage. Cependant, les inégalités de patrimoine sont plus importantes et plus durables que celles des revenus. Plusieurs travaux en particulier ceux récents de B. Garbinti, J. Goupille et T. Piketty, ont montré qu’elles se sont renforcées dans le temps, contribuant à la concentration de la richesse dans une partie réduite de la population. Comprendre les écarts de patrimoine est donc essentiel pour saisir les dynamiques économiques et sociales de nos sociétés, et pour alimenter les réflexions sur la justice sociale et les politiques publiques.

Les inégalités entre les femmes et les hommes face au patrimoine : leur genèse pendant la vie de couple

Les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes restent encore peu étudiées. La plupart des travaux se concentrent sur les écarts de revenus ou de niveaux de vie, laissant de côté cette dimension économique pourtant centrale. En mobilisant des données individualisées sur le patrimoine en France, nos recherches montrent que ces inégalités patrimoniales sont significatives et s’expliquent en partie par les trajectoires conjugales et professionnelles différenciées entre les femmes et les hommes.

À l’interface de l’économie et de la démographie, nos travaux permettent d’explorer les liens entre trajectoires conjugales, régimes matrimoniaux et accumulation des richesses. Par exemple, nos analyses montrent que si les couples mariés sous un régime de séparation de biens accumulent en moyenne davantage de patrimoine que ceux sous un régime communautaire, cette accumulation s’effectue en renforçant les écarts de patrimoine entre les conjoints, au détriment des femmes. Nos recherches mettent également en évidence les liens étroits entre le niveau de richesse accumulée et les parcours conjugaux. Vivre en couple de manière pérenne conduit en général à un patrimoine plus élevé que si la trajectoire conjugale est discontinue. Divorces et séparations en particulier sont associés à des niveaux de richesse plus faibles pour les femmes. Le patrimoine des hommes est lui en général moins lié sur le long terme à leur histoire matrimoniale. Ces impacts durables des événements de vie mettent en lumière l’importance de considérer les patrimoines individuels pour mieux comprendre les inégalités de genre et la genèse de leur formation. 

Une partie des inégalités se construit en effet pendant la vie de couple, notamment en lien avec la répartition des richesses entre conjoints. Une autre partie résulte du partage du patrimoine au moment des ruptures d’union, un processus influencé par de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci, la répartition initiale des biens, ainsi que le type d’union rompue et le régime matrimonial associé jouent un rôle important, mais également, comme l’ont montré C. Bessière et S. Gollac, l’action des professionnels du droit, qui peut favoriser un partage inégal.

Dans le contexte actuel de diversification des comportements conjugaux – avec une augmentation des unions libres, des séparations et des remariages – nos travaux contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes à l’origine des inégalités économiques.

La démographie économique s’applique à faire le lien entre patrimoine et ruptures conjugales

Pour approfondir ces analyses, plusieurs axes de recherche s’imposent. Il est crucial de poursuivre l’étude des écarts de patrimoine entre les femmes et les hommes, en tenant compte des évolutions des structures familiales, et en quantifiant le rôle des événements tels que les divorces ou les veuvages. Il s’agit également de réfléchir à la manière d’améliorer l’information statistique disponible, ces recherches nécessitant des données plus détaillées, en particulier sur les transferts de patrimoine lors des ruptures d’union. Une collaboration avec les notaires pourrait ainsi être envisagée. 

L’étude des inégalités de patrimoine, en lien avec l’évolution des structures familiales, est désormais un des axes de recherche majeurs de notre unité de recherche.

Références : 

Céline Bessière et, Sibylle Gollac,2022, Le genre du capital: comment la famille reproduit les inégalités. La Découverte

Carole Bonnet, Enrica Maria Martino, Benoît Rapoport et al., 2022, "Wealth inequalities among seniors: the role of marital histories across cohorts", Review of Economics of the Household 21: 815–853

Carole Bonnet, Alice Keogh et Benoît Rapoport, 2014, "Quels facteurs pour expliquer les écarts de patrimoine entre hommes et femmes en France ?", Économie et Statistique: 101-123

Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, 2022, "Wealth Accumulation and the Gender Wealth Gap Across Couples’ Legal Statuses and Matrimonial Property Regimes in France", European Journal of Population 38: 643–679

Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, 2020, "Inequalities and the individualization of wealth", Journal of Public Economics 184: 1-18

Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, et Thomas Piketty, 2021, "Accounting for wealth-inequality dynamics: Methods, estimates, and simulations for France", Journal of the European Economic Association, 19(1), 620-663