Marie Bergström et Mathieu Trachman

L’évolution historique de la place des femmes dans la société a occupé et occupe toujours une place importante dans les recherches de l’Ined, par exemple avec l’analyse de leur entrée en force sur le marché du travail dès après-guerre ou les raisons du creusement d’écart d’espérance de vie après 1950, deux traits qui singularisent encore aujourd’hui la France. Les travaux de l’Ined ont aussi scruté, dans le sillage de mai 68, la diffusion de la contraception moderne, les enjeux de la légalisation de l’avortement en 1974 (dont la responsabilité de confection des statistiques lui fût confiée), ou encore les conséquences de la politique d’arrêt de l’immigration de travail sur la féminisation des flux familiaux dans les années 80.
Pour Marie Bergström et Mathieu Trachman, chercheurs à l’Ined, les études de genre ne se limitent pas à l’analyse des différences entre hommes et femmes. Il s’agit d’analyser ces rapports entre les deux sexes comme un rapport social. A l’occasion des 80 ans de l’établissement, ils reviennent sur le développement conceptuel et empirique de ce courant de recherche depuis la fin des années 1990, qui s’est concrétisé par les enquêtes statistiques produites à l’Ined.
(Entretien réalisé en février 2025)
Comment le genre est-il arrivé à l’Ined ?
En France comme ailleurs, la démographie n’a pas été pionnière dans les études sur les femmes et le genre. Quand l’unité « Démographie, genre et sociétés » a été créée, en 1999, elle ne s’inscrivait pas vraiment dans la lignée des travaux de recherches féministes, très actifs en France depuis les années 1970, en particulier en sociologie. Elle était plutôt une conséquence de la mobilisation politique internationale en faveur de l’égalité entre femmes et hommes des années 1990, qui s’incarne dans les grandes conférences mondiales des Nations Unies : au Caire sur la population et le développement en 1994, à Pékin en 1995.
Bien évidemment, les recherches sur la fécondité, la mortalité, la conjugalité etc., distinguent depuis toujours, les expériences des femmes et des hommes. Mais le genre ne se réduit pas à cela : il s’agit d’analyser les rapports entre femmes et hommes comme un rapport social, une opération de différenciation et de hiérarchisation entre des groupes de sexe. Aujourd’hui, l’analyse des inégalités de genre s’est disséminée à l’Ined, dans les enquêtes sur l’articulation entre travail et famille, les droits sexuels et reproductifs ou encore le vieillissement.
Quelles sont les spécificités des études sur le genre à l’Ined ?
Analyser le genre comme un rapport social, c’est d’abord ne pas se contenter d’analyser les différences entre hommes et femmes en faisant du sexe une simple variable. Il s’agit de rapporter ces différences à un système normatif, social et économique de différenciation des sexes, et plus généralement de s’intéresser aux processus qui sous-tendent ce système.
D’autre part, les études sur le genre produites à l’Ined sont empiriques, et s’appuient souvent sur des grandes enquêtes statistiques. Il y a aujourd’hui plusieurs manières d’interroger le genre qui ont toutes leur importance : ainsi les études culturelles montrent bien comment nos conceptions de l’amour, de la masculinité, de la sexualité sont en partie dépendants de récits que les films ou les séries font circuler dans l’espace social. La philosophie féministe propose un travail de clarification conceptuelle sur les notions clés des études de genre, comme celle de consentement. Produire des données chiffrées, comme nous le faisons à l’Ined, permet d’objectiver des pratiques et des normes, et de mesurer précisément les inégalités : en matière de partage des tâches domestiques par exemple, on encore de violences conjugales ou sexuelles. On saisit des inégalités, ou des différences d’exposition, qui sont encore sous-estimées voire niées. Mener des analyses au niveau de la population générale permet également de ne pas s’attacher à une fraction de l’espace social mais de saisir des contrastes et des clivages dans la société toute entière.
Les enquêtes statistiques, en particulier lorsqu’elles sont répétées dans le temps, permettent également de mesurer des évolutions. En matière de sexualité par exemple, qui est un bastion des inégalités de genre, on assiste depuis plusieurs années à un rapprochement des expériences des femmes et des hommes, en matière d’âge au premier rapport, de nombre de partenaires sexuels ; en matière de violences sexistes et sexuelles également, dont les déclarations dans les questionnaires ont nettement augmenté ces dernières années.
Quels sont les enjeux actuels des études sur le genre ?
Il y en a beaucoup, d’un point de vue empirique et théorique, à quoi s’ajoute un contexte politique réticent et parfois hostile envers les approches en termes de genre.
D’abord, il existe aujourd’hui une critique, notamment au sein de la jeunesse, envers la binarité de genre, entendu comme une opposition naturalisante entre le féminin et le masculin. Des personnes « non binaires » ne se reconnaissent ni comme hommes, ni comme femme, ou revendiquent une certaine fluidité de genre en sont un exemple. Les personnes qui entament une transition de genre en est un autre. Les études sur les populations s’intéressent aujourd’hui à ces identifications et parcours minoritaires, et les enquêtes s’adaptent pour les capter. L’enquête Envie sur les trajectoires sexuelles et affectives des jeunes de 18-29 ans produite par l’Ined en 2023 permet, par exemple, comme première enquête nationale de mesurer la part de personnes non binaires dans la population des jeunes adultes en France, et d’étudier la spécificité de leurs parcours et expériences. Plus généralement, il existe des différenciations de genre internes au groupe des femmes et des hommes : on peut être un peu féminin, très masculin par exemple, que l’on soit né femme ou homme. Ces variations internes aux groupes de sexe appellent de nouvelles enquêtes, mais aussi de nouveaux outils pour les analyser.
Par ailleurs, et là encore c’est une question posée de longue date dans les études féministes, les manières dont le genre s’imbrique avec d’autres appartenances sociales, l’intersectionnalité, pose des questions majeures. On ne peut pas analyser le genre seul. Les enquêtes sur les violences conjugales ou sexuelles montrent bien que les femmes en sont les principales victimes, mais aussi que l’âge joue un rôle déterminant. Les approches intersectionnelles mettent souvent l’accent sur les appartenances ethno-raciales ou de classe, mais d’autres appartenances sont déterminantes : l’âge donc, qui constitue un rapport social en tant que tel, mais aussi la religion par exemple.
Références :
Marie Bergström, Florence Maillochon, équipe ENVIE, Couples, histoires d’un soir, « sexfriends » : diversité des relations intimes des moins de 30 ans, Population et Sociétés, n° 623, juin 2024
Minorités de genre et de sexualité. Objectivation, catégorisations et pratiques d’enquête, Sous la direction de Wilfried Rault et Mathieu Trachman, Collection : Méthodes et savoirs, n° 13, 2023, 288 pages
Mathieu Trachman, Très masculin, pas très féminine. Les variations sociales du genre, Population et Sociétés, n° 605, novembre 2022
Bergström M. (dir.). 2025. La sexualité qui vient. Jeunesses et relations intimes après MeToo, La Découverte