Kseniia Kuzina et Roman Podkur
Kseniia Kuzina et Roman Podkur, deux chercheurs ukrainiens actuellement accueillis à l’Ined, ont répondu à nos questions sur leurs travaux de recherche en France et en Ukraine.
(Entretien réalisé en novembre 2022)
Dans quel cadre et pour quelle durée conduisez-vous actuellement vos recherches à l’Ined ?
Kseniia Kuzina : Mon séjour à l’Ined a commencé le 5 septembre et durera jusqu’au 30 novembre. J’ai profité des opportunités que le programme PAUSE* offre aux scientifiques qui se trouvent en danger. En raison de la guerre russo-ukrainienne en cours, je me suis retrouvée exactement dans ce cas. C’est mon premier séjour en France et le début d’une coopération avec l’Ined. Ici, je poursuis mes recherches, qui ont commencé en Ukraine. J’espère que mes échanges avec mes collègues français me permettront de le faire de la meilleure façon possible.
Roman Podkur : Ma collaboration avec l’Ined a débuté en 2011. Lors d’une conférence, j’ai rencontré Alan Blum, chercheur à l’Ined, et nous avons eu l’idée d’étudier le processus de socialisation des personnes ayant été déportées d’Ukraine occidentale et de Lituanie vers les territoires éloignés de l’URSS durant le stalinisme, puis étant retournées après 1953 dans leur patrie. Nous nous intéressons aux trajectoires de vie après leur retour, jusqu’aux années 1980, ainsi qu’aux actions des dirigeants communistes de la Lituanie et de l’Ukraine soviétique vis-à-vis de ces populations en particulier, dont ils ont tenté de changer la vision du monde et d’en faire de « véritables » soviétiques.
Les travaux de recherche à l’Ined se poursuivront jusqu’à l’aboutissement de ce projet qui donnera lieu à la publication d’un recueil commenté de documents et d’une série d’articles scientifiques.
Sur quels sujets de recherche travaillez-vous à l’Ined et sur quoi portent vos travaux de recherche en Ukraine ?
Kseniia Kuzina : Je continue mes recherches sur le sujet "Les femmes dans la police politique soviétique dans les années 1920 et 1930". Mes recherches portent sur différentes femmes : celles qui ont participé aux répressions politiques et aux exécutions ; celles qui ont mené des enquêtes (enquêtrices) ; celles qui étaient des agents secrets et des espionnes ; ainsi que celles qui travaillaient dans l’administration. J’ai commencé à travailler sur ce sujet juste avant la guerre. À l’automne 2021, j’ai réussi à collecter les documents nécessaires dans les archives du service de sécurité d’Ukraine (le SBU, KGB avant la fin de l’URSS), documents sur lesquels je travaille actuellement. Le 21 novembre dernier, je suis intervenue sur « Les femmes au service de la Tchéka-OGPU (Années 1920) » dans un séminaire organisé conjointement par le Cercec et l’Ined.
Roman Podkur : Mes recherches portent sur l’histoire de la police secrète communiste en URSS ; la terreur d’État à l’époque soviétique ; la violence contre la population civile pendant la Seconde Guerre mondiale. J’étudie les caractéristiques et les conséquences de la terreur d’État en Ukraine soviétique et en URSS dans son ensemble. Les historiens ont déjà étudié diverses formes de terreur d’État telles que les arrestations massives, les exécutions, l’emprisonnement dans des camps de concentration et les déportations. Mais l’étude de l’impact de la bureaucratie du parti communiste d’Union soviétique sur les individus est resté jusqu’à présent inaboutie. C’est sur cette question que je porte mon attention.
Comment s’organise actuellement la recherche en Ukraine ?
Kseniia Kuzina : La guerre russo-ukrainienne a créé des menaces et des défis pour la science ukrainienne. Les scientifiques, comme tous les Ukrainiens, doivent survivre physiquement et préserver leurs proches. En raison des bombardements russes incessants qui sèment la mort et la destruction, nous avons été contraints de changer notre vie quotidienne. Dans de telles circonstances, il est parfois difficile de se concentrer sur le travail scientifique. De plus, certains programmes scientifiques ont été réduits en raison de l’interruption du financement par l’État. Cependant, même dans ces circonstances, les scientifiques ukrainiens ne veulent pas abandonner leurs recherches et cherchent des opportunités pour les poursuivre. Par conséquent, le travail d’écriture d’articles scientifiques et de monographies continue.
Roman Podkur : En Ukraine, la recherche scientifique est concentrée dans les institutions de l’Académie des sciences d’Ukraine. Mais en raison d’une bureaucratisation extrême, les financements ne sont pas toujours utilisés efficacement. Insuffisants, ils deviennent la principale raison pour laquelle les jeunes chercheurs se rendent dans des centres de recherche européens pour mener leurs travaux ou même, quittent la science. Ce problème de sous-financement a été particulièrement exacerbé avec la guerre russo-ukrainienne. De plus, le système bureaucratique dresse des obstacles, ce qui ne favorise pas la recherche à grande échelle. Dans ce contexte, la recherche conjointe avec les institutions européennes est devenue, pour les scientifiques ukrainiens, un moyen d’échapper à cette situation difficile. Nous essayons de mettre à profit et développer notre expérience positive des institutions scientifiques européennes dans nos propres institutions scientifiques.
*Le programme national PAUSE, soutenu par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, protège et accueille les chercheurs et les artistes ne pouvant plus poursuivre leurs activités dans leur pays d’origine en raison de guerres, de persécutions sociales, de censures...