Isabelle Konuma

Isabelle Konuma, professeure des universités à l’Inalco au département des études japonaises, a récemment publié l’ouvrage "Eugénisme au Japon- Politiques et droit de 1868 à 1996" aux Editions de l’Ined. Elle a répondu à nos questions sur les fondements de l’eugénisme au Japon et ses impacts sur la démographie actuelle.

(Entretien réalisé en février 2025)

Qu’entend-on par eugénisme ?

Le terme anglais eugenics est traduit en japonais par yûsei au début du 20e siècle afin de désigner la pensée galtonienne. Ce terme sera employé dans la loi nationale eugénique (1940) remplacée par la loi relative à la protection eugénique (1948) jusqu’à son retrait en 1996 de la sphère juridique. Fruit de l’inspiration de différents modèles eugéniques (britannique, allemand, américain…) et des impératifs traversant le pays (politique coloniale, crise démographique d’après-guerre…), l’eugénisme/yûsei désigne tout procédé permettant de sélectionner ou d’identifier les reproductions favorables ou défavorables selon les valeurs identifiées par la loi, les mesures politiques et les pratiques. Particulièrement sous la loi de 1948, l’eugénisme va prendre une dimension large, en y intégrant non seulement les aspects génétiques mais aussi les conditions de vie (projet parental au sein d’un couple marié, disponibilité de la mère durant les premières années de l’enfant, suivi hygiénique durant la grossesse et l’enfance, etc) à travers la multiplication de campagnes à visée sociale et impliquant fortement les collectivités locales, telles que le mouvement pour une vie nouvelle (Shinseikatsu undô) ou le mouvement pour prévenir la naissance d’enfants malheureux (Fukô na kodomo no umarenai undô). 

Dans quel contexte et pour quelles raisons le Japon a-t-il mis en place des politiques eugénistes ?

Malgré leur proximité chronologique, la loi eugénique nationale (Kokumin yûseihô) de 1940 et la loi de protection eugénique (Yûsei hogohô) de 1948 ne partagent pas les mêmes finalités ni le même contexte. La première est le fruit d’une réflexion menée par la Société japonaise d’hygiène raciale (Nihon minzoku eisei gakkai) depuis les années 1930, avec une forte influence des courants britanniques, américains et allemands. Cependant, elle sera freinée dans son ambition par le contexte national (montée des sciences et de la médecine curative, notamment en psychiatrie) et nationaliste (idéologie de l’Etat-famille et du sang impérial, paternel, croisée avec le culte des ancêtres). Quant à la loi de 1948, elle intervient dans un contexte de défaite militaire et de « reconstruction ethnique » (comparable à celui de l’entre-deux-guerre allemand) où la maîtrise de la démographie devient vitale, suite notamment au baby-boom (1947-1949) et au rapatriement des colons et militaires dû à la restitution des colonies. Dans ce contexte, il fallait à tout prix diminuer les naissances de façon maîtrisée et reconstruire un peuple de qualité, la mise en place d’un « Etat de culture » et des mesures sociales en dépendaient aussi. Le rapprochement voire la complémentarité entre l’eugénisme et les droits fondamentaux, fraîchement réaffirmés et redéfinis dans la Constitution de 1946, deviennent alors cruciaux pour comprendre le modèle reproductif porté par ces deux piliers.

Cela a-t-il eu des impacts sur la démographie actuelle du Japon ? Et si oui, lesquels ?

L’ouvrage propose en effet une relecture de la dénatalité au Japon. Très souvent la baisse de la fécondité est expliquée en se référant à la scolarisation et le travail des filles, la précarisation de l’emploi notamment chez les hommes, l’importance du mariage avant la reproduction, ou le modèle de séparation sexuelle des tâches. Or, ces études ne vont pas toujours jusqu’à interroger la raison d’être d’un tel modèle qui pourtant dicte le comportement marital et reproductif des générations en âge de procréer. En rappelant l’existence d’un régime eugéniste d’après-guerre, qui prône non seulement l’amélioration de la descendance d’un point de vue génétique mais aussi l’amélioration des conditions de vie des enfants (modèle conjugal, ouverture au néo-malthusianisme, dépénalisation de l’avortement, « mythe de l’amour maternel », etc), ce travail cherche à proposer une relecture de la dénatalité au Japon, qui est le fruit d’une politique de dénatalité entreprise activement en s’appuyant sur une méthodologie eugéniste.