France Meslé et Jean-Marie Robine

France Meslé, Directrice de recherche à l’Ined et de Jean-Marie Robine, Conseiller auprès de la direction de l’Ined en charge des questions de vieillissement, Directeur de recherche émérite à l’Inserm - CERMES3 (Paris) - MMDN "biologie du vieillissement" (Montpellier) et Directeur d’étude à l’EPHE répondent à nos questions sur la crise de la COVID-19 

(Entretien réalisé le 31 mars 2020)

Par quels organismes et selon quelles procédures connaît-on habituellement le nombre de décès par cause en France et comment l’évolution du nombre de décès liés au Covid-19 est-elle établie quotidiennement ?

France Meslé : En France,  en routine, les statistiques de décès proviennent de deux sources : l’Insee et l’Inserm. Lorsqu’une personne décède, le médecin remplit le certificat médical de décès qui est remis à la mairie de la commune où est survenu le décès [1]. Ce certificat comprend deux volets : un volet administratif qui contient les informations d’état civil et sont envoyées par la mairie à l’Insee, et un volet médical, scellé par le médecin certificateur, sur lequel celui-ci mentionne l’ensemble des affections ayant contribué au décès, et qui est transmis à l’Inserm via l’Agence régionale de santé (ARS). Le circuit complet prend entre 3 semaines et 4 mois. Lorsque la certification médicale est transmise par voie électronique (moins de 20 % des décès, se produisant essentiellement en milieu hospitalier), le circuit est beaucoup plus rapide et les données peuvent être analysées par l’Inserm en temps réel. A partir de ces données, l’Insee produit chaque année des données sur la mortalité par sexe, par âge et par lieu du décès, diffusées environ 9 mois après la fin de l’année. Exceptionnellement, l’Insee a décidé de diffuser par ailleurs chaque semaine le nombre de décès quotidien enregistré dans chaque département, afin de contribuer à la mise à disposition de données pendant l’épidémie de Covid-19. L’Inserm quant à lui produit la statistique des décès par cause, après un codage automatique des affections figurant sur le certificat médical. Ces données ne sont généralement disponibles que deux ou trois années plus tard.

Dans le contexte actuel de pandémie, Santé Publique France, en charge de la surveillance sanitaire et en lien direct avec les hôpitaux, a mis en place un système propre de recueil des décès survenant en milieu hospitalier : chaque jour les établissements hospitaliers font remonter les décès dus au COVID-19, par âge et sexe. Ces données sont donc incomplètes puisque les décès à domicile et en Ehpad ne sont pas répertoriés.

[1] https://www.cepidc.inserm.fr/le-circuit-administratif-du-certificat-de-deces

 

Pourquoi est-il important de se concentrer sur le nombre de décès plutôt que sur les cas déclarés positifs au COVID-19 ?

Jean-Marie Robine : La mise au point de tests permettant de détecter les cas de contamination par le COVID-19 est encore très récente. Selon la technique de dépistage utilisée, la fiabilité des résultats n’est pas totalement garantie et tous les pays ne sont pas pourvus de ces tests en quantité suffisante. A cela s’ajoute des stratégies de dépistage très variées selon les pays : certains ont choisi de dépister toute leur population, d’autres ne cherchent à détecter que les cas suspects présentant peu de symptômes, d’autres enfin ne font passer les tests qu’aux personnels soignants et aux personnes présentant des symptômes sévères. Ces différences de stratégie expliquent par exemple qu’il y ait beaucoup moins de cas déclarés en France, où le nombre de personnes testées au COVID-19 est assez faible, qu’en Allemagne, où les tests ont été généralisés.

En l’absence d’une harmonisation des politiques de dépistage, s’intéresser aux cas déclarés n’apporterait aucune indication utile à la bonne compréhension du phénomène de propagation du virus, voire même pourrait donner lieu à des erreurs d’interprétation lors de comparaisons entre pays, particulièrement lorsque l’on s’intéresse au taux de létalité du virus, c’est-à-dire à sa capacité à entraîner la mort. Étudier la mortalité permet au contraire de disposer d’un indicateur moins biaisé :  l’observation et la comparaison du nombre de décès liés au COVID-19 révèlent ainsi que l’épidémie suit la même logique en Allemagne qu’en France, en Italie et en Espagne.

 

Ces statistiques de décès sont-elles exhaustives, suffisamment détaillées et comparables ?

J-M. R. : Malheureusement, non. Les données sur la mortalité ne sont pas exhaustives pour plusieurs raisons : tout d’abord parce que le mode et le délai de transmission des bulletins de décès ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Ensuite parce que selon les pays ces données ne couvrent pas forcément l’ensemble des décès dus au COVID-19.  

F. M. : Absolument.  En France, les décès recensés actuellement ne concernent que ceux survenus en milieu hospitalier. Ne sont donc pas comptabilisés ceux qui se sont produits à domicile et dans des Ephad. Or, selon les données 2018 diffusées par l’Insee en octobre dernier[1], 53 % des décès enregistrés surviennent en établissements de santé (hôpital ou clinique), 24 % à domicile, 13 % en établissements pour personnes âgées et 1 % dans des lieux ou voies publics (le lieu de décès n’est pas précisé dans 9 % des bulletins de décès). S’il est possible d’imaginer qu’en raison de la dangerosité du virus les cas sévères survenant à domicile sont pour la plupart pris en charge par les hôpitaux (et donc identifiés en cas de décès), nous savons que ceux détectés dans les Ehpad sont traités en interne, sans recours à l’hospitalisation. Le nombre des décès est sans doute loin d’y être négligeable.

 

Comment s’organise votre travail de recherche dans ce contexte d’urgence épidémique ?

J-M. R. : Les chercheurs sont habitués à travailler à distance : ils interviennent régulièrement dans des colloques en province ou à l’étranger, partent travailler pendant quelques mois dans des centres de recherche internationaux, collaborent avec d’autres chercheurs à travers le monde… Le confinement n’est donc pas un obstacle à la poursuite de notre activité de recherche. Nous sommes connectés depuis notre domicile à toutes les grandes bases de données en ligne ainsi qu’aux grandes bibliothèques. Seules les collectes de données d’enquêtes sur le terrain sont suspendues.

La communauté scientifique des démographes s’est très vite mobilisée pour mieux connaître le COVID-19 ainsi que ses différents impacts sur les populations et leur organisation ainsi que sur la mortalité liée au virus, en France et dans le monde. Cette période, libérée de certaines activités administratives ou d’enseignement, peut même constituer une opportunité pour se consacrer à de nouveaux travaux en lien avec le coronavirus.

 

Quelle en sera l’utilité à court et moyen terme pour la connaissance des épidémies et de leur prévention ?

F. M. : La démographie, dont l’analyse des dynamiques de la mortalité est une composante essentielle, dispose des outils nécessaires à une évaluation rigoureuse de la qualité et de la comparabilité de toutes les données disponibles sur les décès liés au COVID-19, préalable indispensable à une analyse précise des tendances et à leur projection.

C’est la raison pour laquelle les chercheurs et ingénieurs de l’Ined travaillent intensément depuis plusieurs jours afin de créer un site internet qui centralise, harmonise et analyse des données fiables et qualifiées par sexe, tranche d’âge et lieu du décès. Ce site mis en ligne par l’institut propose pour le moment des données concernant les décès enregistrés en France, en Italie et en Espagne, mais nous espérons élargir à d’autres pays rapidement. Le travail des démographes va ainsi offrir une meilleure compréhension du développement de la pandémie et permettra une mise en relation de son évolution avec les différentes mesures mises en œuvre par les politiques publiques des pays étudiés.