Claude Valentin Marie
nous parle des tendances démographiques et de leurs conséquences dans les régions ultrapériphériques (RUP)
Sociologue et démographe, ancien vice-président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), conseiller pour l’outre-mer auprès de la direction à l’Ined, Claude-Valentin Marie est responsable de l’étude sur les tendances démographiques et migratoires dans les RUP (régions ultrapériphériques), commandée par la Commission européenne (en collaboration avec J.L Rallu).
Il assure également la direction scientifique de l’enquête « Migrations, Famille et Vieillissement » (MFV) conduite par l’Ined et l’Insee dans les DOM.
(Entretien réalisé en juillet 2012)
Quelles sont les « Régions ultrapériphériques » et que recouvre ce statut ?
Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) reconnait, aujourd’hui, l’existence de huit « régions ultrapériphériques » (RUP) de l’UE : quatre départements et régions d’outre-mer français (Guadeloupe, Guyane française, Martinique, Réunion) et une collectivité d’outre-mer française (Saint-Martin) ; deux régions autonomes portugaises (Açores et Madère); une communauté autonome espagnole (îles Canaries).
La notion de « RUP » vise dès l’origine à concilier deux exigences : l’appartenance pleine et entière des régions concernées à l’ensemble européen et la reconnaissance de leurs handicaps structurels (géographiques et économiques). En 1997, le Traité d’Amsterdam mentionne expressément l’existence de ces territoires comme étant isolés du bloc central de l’Union (article 299-2 Traité CE). Cet article constitue la base juridique autorisant la mise en œuvre de politiques spécifiques et l’octroi de fonds structurels importants. L’émergence, à la fin des années 2000, d’un nouveau paradigme désignant les RUP comme « Régions d’Opportunité » marque un tournant dans la politique européenne, mettant l’accent sur leurs potentiels endogènes de développement et leurs atouts pour l’Europe (positionnement géostratégique, richesse de l’environnement marin, biodiversité, astrophysique, biomédecine, etc.).
Comment se caractérise aujourd’hui la situation économique et sociale des RUP ?
Dans le contexte mondial de crise, la performance économique globale des RUP a été décevante ces dernières années. L’examen des indicateurs sociaux et économiques confirme que les handicaps qui avaient justifié la mise en place de programmes d’aides spécifiques sont encore loin d’être comblés. Cela vaut pour les performances scolaires, la qualification des actifs, les taux d’emploi, le Pnb par habitant, autant que pour l’offre de soins et l’environnement. Sur certains critères, les RUP sont même parmi les dix régions de l’UE les plus éloignées des objectifs de la « stratégie Europe 2020 » (UE 2020). Espérer les atteindre dans les délais impartis paraît simplement irréaliste.
Quelles seront les conséquences prévisibles de l’évolution démographique à l’horizon 2020 et 2030 ?
Pour la majorité des RUP, les prochaines décennies seront celles d’un vieillissement démographique accéléré. Dès 2020, les Antilles françaises, les Canaries et Madère compteront plus de personnes âgées que de jeunes, les Açores les rejoignant d’ici à 2025. En 2030, plus d’un tiers de la population des Antilles sera âgé de plus de 60 ans, accroissant en conséquence les besoins de santé et des coûts sociaux liés au vieillissement.
A l’inverse, sous le double effet d’une natalité forte et d’une immigration soutenue, la Guyane et St Martin devront faire face à une croissance rapide de leur population, avec une majorité de jeunes de moins de 20 ans, renforçant les besoins en santé périnatale et en éducation.
Enfin, La Réunion offre l’exemple, plus rare, d’une dynamique démographique combinant vieillissement rapide et natalité soutenue, l’obligeant à assurer la prise en charge des deux types de besoins précédemment évoqués.
Au total, dans les RUP de l’est Atlantique et aux Antilles françaises, le défi majeur est d’élaborer un nouveau modèle de croissance et de cohésion sociale adapté au vieillissement rapide de leur population. En Guyane et à St Martin, il est tout autre : il s’agit, dans un contexte de de forte croissance démographique, de trouver les voies et les moyens d’un développement économique et d’une cohésion sociale intégrant l’ensemble de leurs nouvelles populations.
Quels sont les risques potentiels qui s’attachent à ces perspectives ?
Le vieillissement de la population, le chômage et l’inactivité des jeunes constituent un double enjeu. Maintenir les jeunes en marge du monde du travail recouvre, d’abord, le risque d’une dégradation continue de leur statut social personnel, les poussant en nombre dans le cycle de la violence et de « la rupture sociale ». Combiné au vieillissement accéléré, ce non-emploi aurait pour autre conséquence une augmentation continue des « taux de dépendance effective », c’est-à-dire de la charge pesant sur les actifs occupés. Avec des taux d’emploi maintenus à leur niveau actuel, les RUP françaises compteront pas loin de trois personnes âgées à charge par actif occupé d’ici 2030. A ce niveau de dépendance, la soutenabilité des politiques sociales serait fortement remise en cause, avec les incidences socio-politiques qui en découlent, dans un contexte où se profile une stagnation (voire une réduction) des crédits et subventions transférés par l’État central.
Peut-on, tout de même, trouver des raisons d’être optimiste ?
Les défis auxquels sont confrontés les RUP doivent être pensés comme autant d’opportunités pour définir un nouveau modèle de développement et de nouvelles politiques publiques.. Le vieillissement de la population doit être ainsi l’occasion d’œuvrer à une gestion nouvelle de la prise en charge des personnes âgées, favorisant une modernisation-revalorisation des activités de services qui s’y attachent, et à une amélioration des niveaux de qualifications des personnels concernés, tirant profit pour leur formation du patrimoine culturel, des traditions et des savoir-faire locaux. Plus largement, l’importance des besoins de santé offre l’occasion d’une restructuration-modernisation complète de l’offre médicale, avec un réel souci des économies d’échelle. Le développement accéléré de la télémédecine paraît ouvrir une voie particulièrement pertinente dans les territoires où la petite taille de la population, et/ou sa forte dispersion (La Guyane, ou l’archipel des Canaries), ne permettent pas une bonne couverture de l’offre de soins classique. Les investissements importants que suppose un programme ambitieux de formation du personnel médical pour l’adapter aux innovations technologiques (télémédecine, e-médecine) pourraient être pris en charge par le Fonds Social européen (Fse). La politique publique des transports, parfois si déficiente dans les RUP, devrait être repensée pour, tout à la fois, prévenir l’isolement des personnes âgées, faciliter l’accès à la formation et à l’emploi des jeunes et réduire la consommation des énergies fossiles importées. La demande de logements devrait inciter à un renouvellement dans l’industrie du bâtiment, intégrant les impératifs d’efficacité énergétique et de préservation de l’environnement, tout en favorisant le développement de l’emploi et l’amélioration des qualifications. La demande croissante d’énergie ouvre la voie plus largement encore à la recherche, à l’innovation et donc à la création d’emplois qualifiés dans le secteur des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique. La même logique vaut pour la prévention des risques naturels, ou pour une production à plus forte valeur ajoutée dans l’agriculture ou la pisciculture.
Au total, les défis évoqués doivent être l’occasion de constituer les RUP en « Régions d’excellence », en matière de recherche et d’innovation dans des domaines à fortes potentialités (efficacité énergétique, biodiversité, énergie renouvelables, etc.), en les plaçant comme laboratoires d’étude et d’application des nouvelles technologies en milieu tropical. Compétences, savoir-faire, services et produits nouveaux à forte valeur ajoutée seraient exportables vers des pays de leur zone géographique confrontés aux mêmes réalités.
Que doit–on attendre de l’UE et sa prochaine programmation d’objectifs post-2013 ?
Pour atteindre la cohésion recherchée, les RUP ont besoin d’un
effort financier soutenu de l’UE ces prochaines années. Cela
concerne tant l’éducation, l’emploi, la santé, que les objectifs
environnementaux. Des investissements importants devront y être
consentis. L’étude que nous avons conduite a montré que les
défis semblent plus grands encore pour les RUP françaises. Les
recommandations de notre rapport ont été axées sur quatre
thèmes prioritaires:
- L’éducation-formation pour améliorer les niveaux de qualification et les taux d’emploi ;
- L’investissement dans la recherche-développement ciblant en priorité : la sécurité alimentaire et la sécurité énergétique ;
- La santé pour une offre de soins à la mesure des besoins et
mieux adaptés aux réalités des régions (pathologies
spécifiques et inégalité d’accès), un
développement-modernisation des services, une politique ambitieuse
de prévention des risques associés au vieillissement ;
- L’intégration des immigrants, pour la cohésion sociale interne, notamment dans les régions où ils constituent une part importante de la population.