Albane Gourdol

La réalisation des enquêtes caractérise l’Ined depuis sa création comme l’attestent les enquêtes sur le niveau intellectuel des enfants ou les enquêtes sur les conditions de vie des familles et leur désir en matière de logement, dirigées par Jean Stoetzel et Alain Girard dans les premières années d’existence de l’Ined après 1945. De retour des États-Unis et après avoir créé l’IFOP, Jean Stoetzel introduira les échantillons probabilistes à l’Ined, détrônant peu à peu la méthode des quotas. En 1954, Alain Girard imprimera l’histoire des enquêtes de l’Ined avec Le choix du conjoint. Les premières enquêtes dépouillées à l’Ined ne furent pas de minces opérations puisque l’enquête sur les enfants déficients portait sur 100 000 enfants. L’institut a très vite ouvert la voie sur des sujets tels que le budget des familles, repris ensuite par des organismes plus grands que lui.
A l’occasion des 80 ans de l’Ined, Albane Gourdol, cheffe du service des enquêtes et sondages de l’Ined revient sur l’importance des grandes enquêtes à l’Ined et sur les enjeux des évolutions technologiques et méthodologiques récentes.
(Entretien réalisé en janvier 2025)
Quelles sont les spécificités des enquêtes réalisées par l’Ined ?
Les enquêtes menées par l’Ined sont de nature qualitative ou quantitative. Elles reflètent la diversité des thématiques de recherches de l’Institut. Leur spécificité est multiple.
Nos enquêtes visent, en général, des populations vulnérables ou difficiles à interroger (personne sans domicile, sortants de prison, personnes ayant eu recours à l’aide à la procréation, jeunes accueillis à l’Aide sociale à l’enfance, usagers de drogue, migrants). Les sujets étudiés sont sensibles telles que la fin de vie, les violences subies, les parcours de vie des femmes vivant avec un cancer du sein. Les thématiques sont toujours renouvelées, ce qui conduit à avoir des enquêtes uniques souvent exploratoires sur un sujet nouveau et qui peuvent être sources d’inspiration pour d’autres instituts.
Nos enquêtes sont très souvent innovantes sur le plan méthodologique : l’enquête « Familles et Employeurs » fait partie des rares enquêtes couplées entre les ménages et leur entreprise. L’enquête « ChiPRe » (Immigrés chinois en Île-de-France) a utilisé une méthode d’échantillonnage jamais testée en France (Network Sampling with Memory), adaptée pour enquêter des populations rares et/ou difficiles à atteindre. Nos questionnaires sont parfois proposés en plusieurs langues pour s’adapter au public interrogé : dans l’enquête « Express » (Expériences de la prison et réinsertion sociale à la sortie), les enquêtés pouvaient répondre en français, anglais et arabe.
Les enquêtes portant sur des trajectoires biographiques utilisent les fiches Âge-Événement (fiche Ageven) où de nouvelles dimensions ou thématiques ont été introduites afin de dépasser le recueil d’informations strictement individuelles et prendre en compte des unités d’observation et d’analyse plus pertinentes pour le sujet de recherche.
Les enquêtes de l’Ined sont des enquêtes sur mesure qui relèvent de l’artisanat, dans le sens qu’elles mobilisent un savoir-faire particulier et ne se contentent pas de répliquer des protocoles usuels des grandes enquêtes de la statistique publique.
Comment le travail d’enquête a-t-il évolué et comment s’adapte-t-il aux nouvelles technologies ?
Plusieurs facteurs sont venus modifier la conception des enquêtes : une baisse tendancielle du taux de participation aux enquêtes, des contraintes budgétaires, un environnement juridique qui s’est complexifié, une législation sur les enquêtes téléphoniques qui est devenue plus contraignante, la possibilité d’apparier avec des données administratives externes pour réduire la durée du questionnaire.
Avec l’introduction d’Internet comme nouveau mode de collecte et la diminution tendancielle du taux de réponse aux enquêtes dues à des difficultés croissantes à contacter les ménages par téléphone, l’évolution des enquêtes vers des protocoles multimodes est devenue une orientation stratégique forte pour l’Ined (et les services statistiques publics en général).
Combiner plusieurs modes de collecte permet de tirer profit des avantages de chaque mode en fonction de contraintes (budgétaire, de terrain), de la thématique de l’enquête et des populations ciblées. Les entretiens avec les enquêteurs (en face-à-face ou téléphone) étant les plus coûteux, ils sont désormais réservés aux thématiques ou aux populations pour lesquelles leur expérience est indispensable.
S’ils permettent d’élargir le mode de contact des enquêtés, les protocoles multimodes complexifient la conception d’une enquête et nécessitent des adaptations pour garantir la qualité des résultats : sur le questionnaire et sa durée, sur la définition du protocole de collecte, et sur les traitements statistiques d’agrégation des données en aval de la collecte. Par ailleurs, un enquêté répond différemment face à un écran, à un enquêteur au téléphone ou en face à face. Des travaux statistiques sont donc en cours à l’Ined et dans la sphère de la statistique publique, pour mesurer ses effets de mode de collecte sur les résultats.
A quelles échelles géographiques les enquêtes de l’Ined opèrent-elles et constate-t-on une évolution vers des thématiques internationales ?
Du fait de la diversité de la recherche, les enquêtes sont menées sur toutes les localisations géographiques : hexagone, DROM, quartiers défavorisés, espaces ruraux, étranger. L’ouverture vers l’international n’est pas récente, une enquête au Canada ayant eu lieu dès les années 1950 suivies par d’autres en Afrique dans les années 1970. Une tendance apparait toutefois : le développement d’enquêtes dans des consortium européens afin d’assurer des comparaisons européennes des résultats.