Alain Blum

Alain Blum, directeur de recherche à l’Ined et spécialiste de la démographie russe, nous présente son dernier ouvrage rédigé en collaboration avec Emilia Koustova.

(Entretien réalisé en juin 2024)

Vous travaillez depuis 40 ans sur la Russie. Comment avez-vous été amené à vous intéresser à cette période de l’histoire soviétique et pourquoi avoir choisi de rédiger un livre sur les déportations sous le régime de Staline ?

J’ai travaillé, à partir de 1984, sur les dynamiques démographiques soviétiques, à une époque où elles faisaient l’objet de nombreuses interrogations, les données étant souvent secrètes. L’histoire démographique était aussi largement ignorée. Or, j’ai eu la chance de débuter ces recherches peu avant la perestroïka qui a offert l’opportunité d’avoir enfin accès aux statistiques contemporaines, mais aussi à de nombreuses archives permettant de reconstituer l’histoire démographique de l’URSS et de ses républiques, aujourd’hui États indépendants. 

Les déportations staliniennes ont marqué cette histoire et sont moins connues que beaucoup d’autres formes de répression. D’où ce projet, débuté en 2007, de recueil d’entretiens auprès d’anciens déportés, que mes collègues Marta Craveri (aujourd’hui à la Fondation Maison des sciences de l’homme) et Valérie Nivelon (productrice de La Marche du Monde à Radio France internationale) ont coordonné avec moi. 

Quel était le contexte territorial et géopolitique des territoires Est européens de 1939-1940 et 1944-45 ?

En août 1939, l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne signent un accord, le pacte Molotov-Ribbentrop, par lequel les deux pays se répartissent l’Europe centrale et orientale. L’Ukraine et la Biélorussie occidentales (alors terres polonaises) les pays baltes, ainsi que quelques autres territoires sont annexés par l’Union soviétique, qui envahit la Pologne orientale dès septembre 1939, puis annexe les États baltes en juillet 1940. Pour en prendre le contrôle et les soviétiser, les autorités staliniennes déportent un très grand nombre de familles vers des « villages spéciaux » situés dans le grand nord, la Sibérie et d’autres territoires éloignés de l’URSS, en 1940-1941 puis à partir de 1944, quand l’Armée rouge occupe à nouveau ces territoires.

Comment avez-vous travaillé pour recueillir les témoignages et documents ?

Avec ma collègue Emilia Koustova, nous avons recueilli des témoignages de personnes déportées en 1940-41, puis entre 1944 et 1952, en Sibérie, dans la région d’Irkoutsk. Il s’agissait essentiellement d’Ukrainiens et de Lituaniens. Nous les avons trouvés grâce à des collègues d’Irkoutsk : lorsqu’on appelait dans tel ou tel village, une directrice d’école, ou une bibliothécaire municipale, par exemple, on nous indiquait très vite les familles déportées qui y résidaient encore. Elles étaient bien connues et acceptaient volontiers de raconter leur histoire, d’autant que c’était la première fois qu’on s’intéressait à elles. 

Nous avons agi différemment en Lituanie et en Ukraine, pour obtenir le témoignage des personnes rentrées après la mort de Staline, bien plus nombreuses que celles qui étaient restées. Dans ces pays, et en particulier en Lituanie, elles faisaient très souvent partie d’associations. Il a alors été aisé de les identifier et de leur demander de raconter leur vie. Elles avaient très souvent donné leur témoignage dans d’autres cadres, les déportations étant l’un des fondements de la mémoire nationale de ces deux pays. 

Nous avons ensuite poursuivi nos recherches par une plongée dans les archives conservées en Ukraine, en Lituanie et dans la région d’Irkoutsk. Cette étape a été essentielle pour articuler des témoignages tardifs et des documents produits au moment même des déportations. Nous y trouvions de multiples traces écrites, tant de ceux qui avaient mené les déportations, que de ceux qui en avaient été victimes. Cela nous a permis d’étudier aussi bien les mécanismes politiques et répressifs d’une déportation, que les parcours migratoires, les insertions et exclusions, et les retours des déportés.

Comment ce passé sous Staline et ses conséquences sur la population locale, notamment ukrainienne, résonnent-ils avec l’actualité ?

Les prétendus « référendums » organisés par les autorités russes en 2014 en Crimée et en 2022 dans les républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk, rappelaient déjà les processus d’annexion menés en 1939 et 1940. L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, menée à partir du 24 février 2022 a été en plus accompagnée de déplacements des populations ukrainiennes vers la Russie. La mémoire de l’annexion et des déportations staliniennes était déjà bien présente, elle a été réactualisée par ces violences.