Comment se construisent les inégalités scolaires au fil des trajectoires des élèves ?
Les dernières données nationales permettant de suivre un échantillon représentatif des élèves de la 6e vers le baccalauréat révélaient, en 2005, que 87 % des enfants d’enseignants obtiennent ce diplôme, contre seulement 39 % des enfants d’ouvriers non qualifiés. Partant de ce constat, Joanie Cayouette-Remblière s’est proposée de suivre au plus près les parcours scolaires de deux cohortes d’élèves, de leur entrée au collège jusqu’à leur éventuel accès au baccalauréat. Les résultats de ce travail permettent de voir que, loin d’être données, ces inégalités se construisent, pas à pas, au sein du système scolaire.
Des parcours saisis au moyen des dossiers scolaires
C’est principalement grâce aux dossiers scolaires des élèves que la sociologue a reconstitué les parcours de l’ensemble des élèves entrés dans deux collèges ordinaires de la banlieue parisienne, en 2001 ou en 2002, soit de 530 élèves. L’étude de ces parcours s’est également enrichie d’observations dans les établissements et d’entretiens auprès des enseignants et des élèves eux-mêmes, lorsqu’ils avaient 20-21 ans.
Les écarts se creusent au collège
Le suivi des notes des élèves, trimestre après trimestre, montre que les écarts se creusent au collège. Devant les mêmes enseignements, dans les mêmes collèges, les élèves des classes populaires progressent moins que les élèves des classes moyennes et supérieures. À l’étude des dossiers scolaires, trois faisceaux explicatifs à ces inégalités de progression sont visibles: la tension entre les manières de faire, de penser, de parler et d’agir des élèves de classes populaires et celles que l’école exige sans enseigner, les différences de conditions de scolarisation ainsi que les mobilisations et découragements des élèves.
Évolution des notes au contrôle continu
Note de lecture : l’origine sociale est ici appréhendée par un ensemble de variables (professions du père et de la mère et leur stabilité au fil des ans, situation familiale, nombre d’enfants dans la fratrie, origine culturelle du prénom...).
Des élèves en situation de décrochage cognitif
Une des manifestations les plus frappantes de ces inégalités scolaires au sein du collège unique est ce que les sociologues de l’équipe ESCOL ont nommé le décrochage cognitif. Par ce terme, ils entendent le fait de rester en classe sans ne plus rien comprendre et sans pouvoir donner de sens à ce qu’on y fait. Le suivi des parcours scolaires montre que cette situation concerne de plus en plus d’élèves à mesure que l’on avance dans les classes au collège. Pour le calculer, nous avons adopté une définition apparemment restrictive du phénomène : sont inclus dans la catégorie les élèves qui ont toutes leurs notes sous la moyenne (10 sur 20) et pour lesquels les commentaires des enseignants ne signalent aucun effort d’apprentissage. Sur les 530 élèves étudiés, 26 sont concernés en 6e. En 3e, 80 élèves sont en décrochage cognitif – alors même que 24 des élèves les plus faibles ont déjà été pré-orientés vers une 3e « découverte professionnelle » en lycée professionnel.
Le décrochage cognitif est très situé socialement et sexuellement. Ce sont 22 % des garçons et 13 % des filles qui ont décroché cognitivement en 3e ; ce sont également 35 % des élèves du pôle "cité" [familles fragilisées] et 26 % de ceux du pôle "cité" [familles immigrées].
Le nombre d’élèves en décrochage cognitif augmente d’année en année
Le collège unique… et après ?
Un des intérêts de l’enquête est de suivre les mêmes élèves dans le temps à travers divers lieux du système scolaire : l’école primaire, le collège, le lycée général et la voie professionnelle. Or, si les inégalités semblent fortes à la fin du collège, si les difficultés des élèves des classes populaires au lycée général et technologique (GT) sont anticipées au moment de l’orientation de fin de 3e, la réussite scolaire des élèves des classes populaires n’est assurée ni en lycée GT, ni au sein de la voie professionnelle.
Pour celles et ceux qui intègrent le lycée GT, les difficultés s’accumulent : hausse des exigences scolaires sans possibilité de trouver dans leur milieu familial une aide adaptée, plus grande augmentation des temps de transports que pour les classes moyennes – du fait des mauvaises dessertes en transports en commun des quartiers populaires – et rareté du soutien des enseignants de lycée à l’égard de leurs efforts – que tout semble contribuer à rendre invisibles.
Des taux d’accès inégaux à un bac GT
Pour celles et ceux qui s’orientent, se réorientent ou sont orientés en voie professionnelle, ils découvrent des exigences scolaires très proches de celles du collège et rencontrent souvent des difficultés similaires. Ce sont alors les petites classes moyennes ainsi que les mieux dotés des classes populaires qui obtiennent le plus un CAP ou un BEP d’une part et qui poursuivent le plus souvent leurs études jusqu’au bac d’autre part.
Source : Joanie Cayouette-Remblière, 2016, L’école qui classe, Puf, Paris.
Contact : Joanie Cayouette-Remblière
Mise en ligne : février 2017