L’art de voisiner défini par la position sociale et le lieu de résidence
Trente-cinq ans après la dernière grande enquête nationale sur les relations de voisinage (Enquête « Contacts », 1983, Ined / Insee), l’enquête "Mon quartier, mes voisins" étudie les relations entre voisins à différentes échelles, et documente l’intégration des individus au niveau local (dans le quartier) et extra-local (en dehors du quartier). Cette enquête s’est déroulée en 2018, a mobilisé 40 enquêteurs qui ont réalisé 2572 questionnaires d’une durée moyenne d’une heure sur un échantillon représentatif des habitants de 14 quartiers ou communes des agglomérations lyonnaise et parisienne.
Voisiner, une activité sociale importante
Cette enquête a montré que le quartier reste un lieu de vie important pour les individus ; il est à la fois support d’échanges de services, de relations de convivialité et de conversations informelles. Dans les 14 quartiers étudiés, 82 % des habitants ont rendu visite ou invité un voisin d’immeuble ou du quartier au cours de la dernière année. 77% ont rendu ou reçu un service, 40 % ont échangé des informations sur les écoles et établissements scolaires avec d’autres résidents, et 23 % ont partagé des opportunités d’emploi. Par ailleurs, 8 % ont trouvé leur emploi actuel grâce aux relations de quartier, et 22% estiment pouvoir compter sur un voisin en cas de problème financier. Seuls 6 % des individus n’ont aucun lien dans leur quartier de résidence.
Des liens sociaux définis par la position sociale
Les interactions sociales dans le quartier varient selon la catégorie socioprofessionnelle et le quartier de résidence. Dans tous les contextes, ce sont les habitants les mieux dotés en niveaux de diplômes et de revenus qui voisinent le plus. Quelques exceptions à cette hiérarchie sociale apparaissent cependant : les artisans, commerçants et employés dans le domaine des services à la personne (assistantes maternelles, gardiennes, aide-ménagères, ...) investissent particulièrement les relations sociales dans leur quartier de résidence. Les différences entre milieux sociaux sont accentuées par des différences entre contextes résidentiels : les relations sociales sont plus denses et intenses dans les quartiers bourgeois et gentrifiés ainsi que dans les communes rurales. À l’opposé, dans les centres de petites villes en déclin ainsi que les grands ensembles en rénovation urbaine, la part d’individus isolés est plus élevée, et les relations sont moins nombreuses.
Des liens de voisinage qui se cumulent aux liens sociaux hors de l’espace de résidence
Grâce à l’étude comparée des liens sociaux dans et hors l’espace de résidence, l’enquête met à mal le lieu commun d’un phénomène présumé de compensation : cette hypothèse laisse entendre que les liens sociaux noués dans un espace tendent à s’opposer à ceux entretenus sur d’autres scènes, soit pour des questions de temps disponible ou de besoin relationnel à combler. Or, l’hypothèse de la compensation est fortement infirmée par l’enquête. En effet, ce sont les mêmes individus qui cumulent les plus forts niveaux d’investissement dans les liens sociaux locaux et les liens sociaux extra-locaux. Loin de se compenser : les liens dans et en dehors du quartier se cumulent le plus souvent. Ce mécanisme joue à l’avantage des catégories sociales les plus favorisées et des habitants des quartiers bourgeois et gentrifiés, qui accumulent du capital social dans tous les contextes. Les classes populaires (approchées par la catégorie socioprofessionnelle et regroupant les employés, ouvriers et inactifs) mais aussi les habitants des quartiers populaires ou en déclin sont au contraire défavorisés sur tous les tableaux.
Certaines catégories sociales ou contextes nuancent toutefois le tableau. S’ils investissent fortement les relations sociales locales, les artisans, commerçants et employés de services directs aux particuliers sont peu mobilisés sur les autres scènes. Les familles monoparentales affichent une situation similaire : alors que leur configuration familiale favorise leur engagement dans des réseaux de solidarité locale, elle les éloigne des relations sociales en dehors du quartier. À l’inverse, les jeunes forment une catégorie sociale pour qui le faible investissement dans les liens sociaux locaux est compensé par des relations sociales denses situées dans d’autres espaces.
Liens extra-locaux des immigrés et résidents des quartiers populaires
En France, où le communautarisme est souvent un sujet d’actualité politique, aucune étude n’avait jusqu’alors documenté les liens locaux et extra-locaux des immigrés en comparaison à d’autres groupes sociaux. L’enquête Mon quartier, mes voisins est ainsi la première à mettre en évidence que l’idée selon laquelle les quartiers où résident les immigrés sont repliés sur eux-mêmes est infondée. Certes, les immigrés ont moins de liens sociaux hors de leur quartier que les autres, y compris en prenant en compte les personnes habitant à l’étranger avec lesquelles elles sont en contact. Mais ils ont également moins de liens sociaux dans leur quartier. Par ailleurs, leurs spécificités tiennent uniquement au fait qu’ils appartiennent plus souvent aux catégories populaires que les autres : une fois prises en compte leurs caractéristiques sociodémographiques, ils ne se distinguent pas de la population majoritaire.
La situation est différente pour les descendants d’immigrés. Souvent mieux qualifiés que leurs parents, ceux-ci traduisent leur meilleure position sociale dans un plus fort investissement local que leurs parents mais ils peinent à développer des liens en dehors de leur quartier en raison de la stigmatisation et de discriminations à leur égard.
En conclusion, la dynamique des liens sociaux reflète et renforce les inégalités sociales et géographiques. Les classes populaires, désavantagées socialement et géographiquement, développent moins de liens dans et hors du quartier, non par manque de volonté, mais parce qu’elles n’ont pas les ressources pour tisser et entretenir ces liens. Cette situation accentue les inégalités sociales et géographiques, malgré le fait que les classes populaires se distinguent de moins en moins des autres groupes sociaux en termes de valeurs, de normes et d’aspirations.
Source :
Joanie Cayouette-Remblière et Eric Charmes, 2024, "Social ties in and out of the neighbourhood: Between compensation and cumulation", Urban Studies
Contact : Joanie Cayouette-Remblière
Mise en ligne : août 2024