Depuis les années 1970, l’indicateur conjoncturel
de fécondité a atteint, dans les pays d’Europe de
l’Ouest, des niveaux qui pourraient mener dans un
grand nombre de pays à un non remplacement des
générations En 2017, l’indicateur conjoncturel de
fécondité de l’UE était de 1,59 enfants par
femme, niveau stable depuis 2011 (Source :
Eurostat), les pays du Sud de l’Europe
enregistrant les taux les
plus faibles (Malte : 1,26 ; Espagne : 1,31 ;
Chypre et Italie : 1,32). Différentes pistes ont
été avancées pour expliquer les variations du
niveau de fécondité en Europe : politiques
familiales, contexte
économique, normes sociales, contexte
démographique, contexte de médicalisation de la
vie reproductive. Cet axe se propose d’explorer
ces pistes afin de mieux comprendre le Devenir
parents.
Socialement, les comportements de fécondité
semblent de plus en plus normés. Dans ce
contexte, les normes culturelles peuvent avoir un
impact fort sur les comportements de fécondité
(reflétés par un nombre
d’enfants différent et des âges différents à la
procréation selon les pays). En France, le modèle
de la famille à deux enfants est le plus répandu
(Régnier-Loilier et Vignoli, 2011) et très peu de
femmes,
et a fortiori de couples, choisissent de rester
sans enfant (Debest, 2014). On peut ainsi parler
pour la France d’une « norme parentale »
particulièrement forte, contrairement à d’autres
pays de l’Union
Européenne. En Allemagne, l’obligation des femmes
de renoncer à travailler pour avoir des enfants
par manque de mode de garde, combinée à une
vision post moderne de la place de l’enfant (on
fait un enfant
pour soi), aurait au contraire conduit à la
diffusion d’une culture « childfree » ou plus
largement, d’infécondité (Sobotka et Testa,
2008).
Ainsi, les parents potentiels peuvent être
tiraillés par des injonctions de deux natures,
d’une part la « norme procréative » et, d’autre
part, la « pression sociale à concevoir ». La
norme procréative a
été définie comme un ensemble de « bonnes »
conditions sociales pour avoir un enfant (Bajos
et Ferrand, 2006), en particulier l’âge maternel,
la situation matrimoniale et l’orientation
sexuelle. L’impact
de cette norme, qui pourrait être
particulièrement importante en France, conduirait
à une pression sociale à concevoir (Mazuy et La
Rochebrochard (de), 2008).
De nombreux facteurs jouent également sur les
déterminants de la fécondité. À la faveur de la
légalisation de l’interruption volontaire de
grossesse (IVG) et de la contraception
médicalisée, plus de huit
naissances sur dix sont aujourd’hui « planifiées
» en France, proportion stable depuis le début
des années 1980 (Régnier- Loilier, 2016). La
notion de « naissance planifiée » renvoie
principalement au fait
d’avoir choisi le « bon moment » et, en
particulier pour l’arrivée du premier enfant,
d’avoir réuni préalablement un ensemble de
conditions : avoir terminé ses études, être en
emploi, disposer d’un
logement indépendant et vivre en couple (Régnier-
Loilier et Perron, 2016) ; un couple pas
nécessairement marié mais stable, cohabitant, où
les deux partenaires souhaitent devenir parents
et se sentent
prêts (Mazuy, 2009).
Les choix faits par les États en matière de
politiques familiales participent aux variations
de la fécondité en Europe. En particulier, les
conditions institutionnelles de la garde des
enfants semblent
jouer un rôle central, permettant la conciliation
entre vie familiale et vie professionnelle. Les
pays européens à fécondité plus élevée sont ceux
qui ont mis en place des politiques facilitant,
pour les
femmes, la conciliation entre le travail et la
famille, à savoir les pays nordiques et les pays
d’Europe francophone (Thévenon et Gauthier, 2010
; Greulich et al., 2017) ; même si les baisses
récentes de
l'ICF, dans tous les pays européens et y compris
les pays nordiques, suggèrent que les conditions
économiques jouent aussi un rôle important
(Matysiak, Vignoli et Sobotka, 2018). Il est donc
nécessaire de
s’arrêter sur différentes expériences nationales,
de les comparer afin de mieux comprendre le lien
entre fécondité et politique familiale. Outre les
politiques familiales, les règles de l’état civil
et les
décisions de justice ont un impact important sur
les situations familiales, en particulier en cas
de rupture ou de conflit. Or, ces règles sont
complexes, changeantes et très différentes d’un
pays à
l’autre, malgré le contexte européen
d’harmonisation des lois et de jurisprudence
internationale. De plus, les progrès médicaux
entraînent des nouvelles possibilités de
procréation qui posent des questions
inédites au droit et à l’éthique, notamment en
France.
Sous-axe 1 : Normes autour du devenir
parents
Les recherches menées au sein de ce sous-axe
visent à explorer l’impact du contexte social sur
les comportements de
fécondité, fortement influencés par les normes
dominantes de la parentalité et de la famille
ainsi que par les
transformations sociales et médicales (en matière
de contraception, d’IVG et d’assistance médicale
à la procréation).
Il s’agit notamment d’explorer et d’analyser les
projets reproductifs et parentaux qui se
réalisent aux marges de la
norme procréative (Bajos et Ferrand, 2006).
Autrement dit, nous nous intéresserons ici aux
parents qui ne réunissent
pas les conditions socialement attendues pour
avoir un enfant : arrivée précoce ou tardive d’un
enfant, hors d’une vie
couple hétérosexuel ou cohabitante. On
s’intéressera notamment à la primo-parentalité
tardive, en augmentation au fil
des générations, aux parcours (professionnel,
conjugal) de ces parents et aux différences
sociales. De même, si le
nombre de naissances qui surviennent alors que la
mère ne vit pas en couple est stable depuis les
années 1970, le
profil de ces mères est pluriel et reste mal
connu (Régnier-Loilier et Wierup, 2019). En
particulier, ne pas « vivre »
en couple ne signifie pas que le père est inconnu
ou totalement absent (Pailhé et al., 2019).
L’enquête périnatale de
2016 permettra pour la première fois de
distinguer, parmi les mères seules, celles qui
ont un partenaire non
cohabitant. À ces caractéristiques
sociodémographiques, s’ajoutent d‘autres critères
qui mettent en exergue les normes
sociales. On pense par exemple aux critères de
santé puisque, socialement, il est attendu que
les futurs parents
soient aussi en bonne santé (notamment psychique)
et les handicaps trop lourds sont perçus comme
incompatibles avec
l’exercice de la parentalité.
Par ailleurs, l’injonction à la parentalité se
décline de manière différente selon les
territoires et les milieux
sociaux. Avec les données du recensement et
d’enquêtes, nous restituerons la diversité des
situations familiales, en
prenant comme hypothèse que les personnes les
plus diplômées, ayant des enfants tardivement,
sont dans les situations
familiales les plus normatives, alors que les
personnes qui ont leurs enfants tôt ont des
parcours plus hétérogènes et
composent leur quotidien avec des « pratiques »
parentales diverses. Nous nous intéresserons
ainsi aux femmes et aux
hommes qui empruntent des chemins différents de
ceux majoritairement empruntés pour avoir un
enfant pour comprendre
comment se réalisent leurs projets, quelles
difficultés ils ou elles rencontrent et quel est
l’impact de ces projets
dans leur vie personnelle et, plus largement,
dans la société. L’hypothèse sous-jacente est que
ces projets
socialement et statistiquement marginaux sont
révélateurs des changements sociaux actuels, y
compris en termes de
genre, par rapport à la famille et à la
parentalité, mais demeurent stigmatisés.
Sous-axe 2 – Déterminants de la
fécondité
Ce deuxième sous-axe vise à étudier les
déterminants de la fécondité, c’est-à-dire
l’environnement sociodémographique,
économique, médical qui entoure la décision
d’avoir ou non un enfant.
Les études s’intéressant à l’arrivée du premier
enfant apportent un éclairage essentiel sur ces
déterminants. On
s’intéressera en particulier aux trajectoires des
parents (trajectoire familiale, scolaire,
professionnelle, amoureuse
et/ou conjugale ou encore migratoire). Nous nous
intéresserons, par exemple, aux conséquences de
la séparation des
parents ou d’un décès parental avant l’âge de 18
ans sur la fécondité. Nous analyserons également
les trajectoires
amoureuses et conjugales en étudiant l’évolution,
au fil des générations, du rang de l’union dans
laquelle arrive le
premier enfant et du délai entre le début de la
relation et l’arrivée de celui-ci. Seront prises
en compte les
caractéristiques sociales (sexe, âge, niveau de
diplôme, etc.) mais aussi la situation parentale
du/de la conjointe.
Le degré de planification de la première
naissance sera également étudié en fonction du
contexte de son arrivée. Ces
travaux viseront à éclairer les mécanismes
expliquant le report de l’arrivée du premier
enfant. Il s’agira notamment
de décomposer les éléments du parcours (évolution
au fil des générations de l’âge de fin d’études,
de l’âge au départ
du foyer parental, de l’âge à la première mise en
couple) qui contribuent le plus au report du
premier enfant. Une
comparaison France-Italie permettra de mieux
comprendre les effets de contexte.
Parallèlement, partant de l’hypothèse que les
personnes qui se mettent en couple à des âges
élevés (après 30 ans) ont
plus rapidement un premier enfant après leur mise
en couple qu’à de plus jeunes âges (en
particulier pour les femmes),
nous étudierons la survenue ou non d’une première
naissance selon l’âge à la première mise en union
cohabitant et la
durée entre l’arrivée de ce premier enfant et la
date de cohabitation. Dans le prolongement de ces
études sur le
calendrier des premières naissances, nous nous
intéresserons aux calendriers des deuxièmes
naissances selon le niveau
de diplôme. L’hypothèse sous-jacente à cette
piste de recherche est que les femmes les plus
diplômées ont un premier
enfant plus tard que les femmes ayant quitté plus
tôt le système scolaire, mais qu’elles ont
ensuite plus souvent un
deuxième enfant, et plus rapidement que les
autres. L’incidence des trajectoires scolaires et
professionnelles sur la
fécondité sera également analysée à partir des
données individuelles. Il s’agit de mettre
l’accent sur les différences
de fécondité selon le niveau d’éducation ou la
position socioprofessionnelle des femmes, des
hommes ou des couples
mais également d’analyser la fécondité et le
nombre d’enfants des couples selon les groupes
sociaux. En effet, on a
longtemps observé, en France, que le nombre
d’enfants par famille en fonction de l’origine
sociale formait une courbe
en U : plus d’enfants au sein des classes
supérieures et des classes populaires, et moins
dans les classes moyennes.
Or, ces observations se basent sur la profession
d’un seul membre du ménage, le plus souvent
l’homme, et sur le nombre
d’enfants de l’autre membre du ménage, la femme.
Comment se structurent les comportements de
fécondité en fonction de
l’homogamie ou hétérogamie des ménages ? Qu’en
est-il quand on distingue les enfants communs des
couples et les
enfants nés avant l’union ? La courbe en U
résiste-t-elle à ces analyses ? Les enquêtes
Famille de 1999 (EHF) et 2011
(EFL), qui précisent la position sociale et la
fécondité de chacun des conjoints, permettront de
répondre à ces
questions.
Outre les trajectoires familiales et économiques,
nous nous pencherons sur les effets des
migrations sélectives
internes et internationales sur la fécondité. Au-
delà de l’analyse des trajectoires migratoires,
il s’agira d’étudier
la fécondité des personnes non-natives. La
surfécondité apparente des migrants dans les
indicateurs conjoncturels, du
fait de la cooccurrence des migrations et des
grossesses, a déjà fait l’objet d’une
déconstruction méthodologique lors
de travaux antérieurs qui mérite d’être
actualisés et enrichis grâce aux données issues
des enquêtes annuelles de
recensement. Celles-ci permettent la prise en
compte des caractéristiques sociales des
personnes. L’étude de
l’évolution conjoncturelle de la fécondité et des
interruptions volontaires de grossesses (IVG)
sera poursuivie. Après
la disparition des Bulletins d’interruption de
grossesse, les travaux sur le recours à
l’avortement en France seront
renouvelés à partir des données hospitalières du
programme de médicalisation des systèmes
d'information (PMSI)
enrichies, à la demande de l’Ined, de trois
questions (nombre d’IVG, nombre de naissances,
année de l’IVG précédente).
Nous utiliserons également les données du Système
national des données de santé (SNDS) concernant
les consommations
médicales (SNIIRAM) ainsi qu’un échantillon au
100ème des bénéficiaires de l’assurance maladie,
sur lequel nous
pourrons récolter l’information sur l’ensemble
des grossesses (naissances vivantes, fausses
couches spontanées,
interruptions volontaires de grossesse) ayant
donné lieu à un acte remboursé. Cet ensemble de
données nous permettra
de poursuivre l’analyse conjoncturelle du recours
à l’IVG, d’analyser plus complètement les
histoires génésiques
(notamment la place des IVG par rapport aux
naissances) en étudiant l’ensemble des grossesses
de manière cohérente à
partir des données médicales sur les fins de
grossesse.
Sous-axe 3 – Contexte institutionnel et
politique
Le troisième sous-axe est consacré aux politiques
au sens large, que ce soit les politiques
familiales ou le contexte
juridique de la filiation. Nous nous
intéresserons plus spécifiquement à l’effet des
politiques familiales, notamment
en Allemagne et en Suède. En effet, face à la
remontée récente de la fécondité en Allemagne se
pose la question de
l’impact des politiques familiales, et ce
d’autant que les réformes mises en œuvre au
milieu des années 2000 avaient
pour vocation explicite de soutenir la natalité
en Allemagne en améliorant les conditions de
conciliation entre
travail et famille. Elles s’inspiraient par là
des mesures introduites dans d’autres pays
d’Europe présentant un
niveau de fécondité supérieur à celui de
l’Allemagne, en particulier la Suède. De longue
date, la politique familiale
suédoise est citée en référence. Mise en place
dans les années 1970, elle vise à permettre aux
femmes et aux hommes de
s’investir à la fois dans leur vie
professionnelle et familiale. Cette expérience
datant de cinquante ans, nous avons
désormais assez de recul pour en faire un bilan
sur ces cinq décennies, analyser les points forts
de cette politique
et étudier le temps de réaction entre le vote
d’une nouvelle mesure et les effets de cette
mesure dans les pratiques.
En outre, si les mesures phares de la politique
familiale suédoise sont bien connues, en revanche
peu d’articles
traitent de l’évolution de cette politique depuis
les années 2000, c’est-à-dire depuis les
alternances politiques. En
sus de ces expériences nationales, nous nous
interrogerons plus largement sur la question de
l’influence des
politiques familiales et sociales sur le niveau
de fécondité. Il s’agit notamment de prendre la
mesure de la
difficulté de mettre en regard les actions
politiques et le niveau ou les variations de la
fécondité : hétérogénéité
entre les pays, délai entre une action et ses
conséquences, systèmes sociaux-politiques plus ou
moins cohérents,
phénomènes de non linéarité (non proportionnalité
des effets sur les causes).
La participation à une collaboration
internationale en cours autour de l’institut
coréen KIHASA permet de mettre à
l’épreuve une série d’hypothèses proposées dans
le contexte européen dans un contexte très
différent, caractérisé par
une croissance économique très rapide (Taiwan,
Corée du sud), un vieillissement accéléré
(Japon), des normes sociales
concernant les comportements familiaux
apparemment beaucoup plus rigides qu’en Europe,
et des indices conjoncturels de
fécondité plus proches de 1 enfant par femme que
de 2. Les entretiens qualitatifs compréhensifs
réalisés en France
seront revisités dans cette optique, pour voir
comment faire émerger des « causes » possibles de
la très basse
fécondité à partir d’entretiens qualitatifs en
Asie.
Au-delà des grandes tendances des politiques
familiales, des recherches porteront sur une ou
des mesures spécifiques
de politique familiale, comme par exemple les
crèches. À partir d’une analyse des parcours
d’accueil des jeunes
enfants en fonction des situations
professionnelles des familles, nous étudierons
les effets éventuels des modes de
garde sur la fécondité ultérieure. En effet, si
une grande stabilité est observée dans les
parcours d’accueil des
jeunes enfants ayant accès à des modes d’accueil
formels, individuels ou collectifs, 15 % des
enfants connaissent des
parcours plus changeants ou des modes de garde
informels. C’est le cas en particulier chez les
ménages des catégories
socioprofessionnelles les moins favorisées. Les
instabilités financières, professionnelles,
résidentielles ou
familiales rencontrées par ces familles rendent
peut-être difficile la conservation d’un mode de
garde unique sur le
temps long. Nous souhaitons par ailleurs tester
si l’accès à un mode de garde collectif tend à
accélérer l’arrivée du
prochain enfant et si, au contraire, le recours à
un mode de garde informel tel que la garde grand-
parentale ou à une
alternance de modes de garde avant l’entrée de
l’enfant à l’école maternelle tend à ralentir
l’arrivée de l’enfant
ultérieur.
Outre les politiques familiales, le cadre
juridique contribue à définir les conditions de
la filiation et de la
parentalité. Dans le cadre du mariage, la femme
qui accouche est nommée la mère de l’enfant et
son mari le père. Cette
règle générale, qui a pu être considérée comme la
justification principale du mariage, se voit
remise en cause de deux
manières. Tout d’abord, la multiplication des
naissances de parents non mariés pose la question
de la filiation
paternelle ; ensuite, la présomption de paternité
dans le cadre du mariage se voit opposer des
limites et des
exceptions, au moins dans le droit français. Nous
nous intéresserons aux définitions légales de la
filiation et à leur
transcription à l’état civil, dans les registres
et dans la production de données statistiques.
Les comparaisons
internationales permettront de mettre en évidence
les règles implicites qui, dans chaque pays,
régissent les actions
des officiers de l’état civil dans le cadre des
lois nationales. Elles mettront également en
évidence la présence ou
l’absence d’informations quantitatives sur les
liens de filiation, notamment de filiation
paternelle, dans les
publications statistiques issues de
l’enregistrement des naissances. L’utilisation
des données de l’état civil,
enrichies de résultats d’enquêtes sur les
situations de fait, permettra de proposer des
estimations des situations
familiales des enfants à la naissance dans
différents pays d’Europe.