
Voiture ou poupée ? Le rôle des frères et sœurs dans les jeux genrés des enfants
Population et Sociétés
n° 630, Février 2025
https://doi.org/10.3917/popsoc.630.0001
Université de Clermont Auvergne, LESCORES et EHESS, CESSP (UMR 8209)
À l’âge de deux ans, filles et garçons ne jouent pas aux mêmes jeux. Les écarts sexués sont particulièrement importants pour les poupées et les petites voitures. Si ces différences selon le sexe sont semblables quel que soit le milieu social, elles sont moins fortes parmi les cadet·tes que parmi les aîné·es. Cela résulte d’un effet d’entraînement des jeunes enfants par leurs aîné·es de sexe opposé et montre le rôle clé des interactions entre enfants dans les pratiques de jeux et l’apprentissage précoce du genre.
enfant, sexe, genre, classe sociale, jouet, jeux, socialisation, frères et sœurs, famille, enquête Elfe, France
Table of contents
- Appendix A Références
1.
Puzzle, balle, voiture, poupée ou dessin : si la panoplie est large, les enfants continuent d’avoir des jeux de prédilection bien différents selon leur sexe. Les auteur·es interrogent les pratiques sexuées de près de 13 000 enfants observés en France à l’âge de deux ans. Dépendent-elles du milieu social, de l’entraînement entre frères et sœurs, ou encore de l’implication des parents ?
Les jeux et jouets constituent de véritables objets de l’enfance : non seulement ils font partie intégrante de l’univers enfantin, mais ils contribuent à la définition, historiquement et socialement située, des normes entourant cet âge de la vie, en donnant à voir ce qu’une fille ou un garçon est supposé·e être ou faire, en fonction de ses goûts et capacités (supposés). Plus encore, ils semblent jouer un rôle majeur dans leur apprentissage du monde social, de ses hiérarchies, règles et valeurs. À cet égard, de nombreux travaux ont noté qu’ils participaient largement à la construction précoce des normes et des identités masculines et féminines [1]. En revanche, peu ont interrogé l’influence du genre des camarades de jeux sur les pratiques ludiques enfantines, notamment celle des frères et sœurs [2].
Si, dès leur plus jeune âge, les filles et les garçons ne s’engagent pas dans les mêmes jeux, et ne s’y engagent pas de la même manière, cette différence varie-t-elle selon leur rang de naissance, et selon la présence de frères ou de sœurs ? Plus précisément, quel rôle jouent ces dernier·es dans le recours aux différents jeux ? À partir des données de l’enquête Elfe (voir Encadré), cet article met en avant le rôle des frères et sœurs, désignés ici par le terme « adelphes »1, dans les pratiques de jeux plus ou moins genrées des enfants.
1.1. Poupées et petites voitures : des pratiques de jeux fortement genrées dans tous les milieux sociaux
Dès l’âge d’un an, les coffres à jouets des enfants sont déjà nettement genrés dans leur composition [3] préfigurant ainsi des différences de pratiques de jeux entre filles et garçons. Différences confirmées à l’âge de deux ans lorsqu’on compare la fréquence des activités ludiques : à l’exception des jeux d’eau (jouets de bain, toboggans ou circuits d’eau), les écarts de pratiques entre filles et garçons existent pour tous les autres types de jeux (Tableau 1). Les filles sont plus nombreuses à jouer fréquemment à la poupée (81 %), à faire des dessins (73 %) ou à jouer avec des peluches (63 %) ; tandis que les garçons y recourent beaucoup moins et s’amusent plus souvent avec des petites voitures (89 %), une balle (76 %) ou des jeux à empiler (61 %).
Certaines pratiques sont plus différenciées entre garçons et filles que d’autres. C’est en particulier le cas des jeux avec les poupées et avec les petites voitures : on note un écart de près de 60 points de pourcentage entre la part des filles et des garçons qui y jouent quotidiennement ou presque. Bien que significatifs, les écarts sont moins marqués pour les activités de dessin, les jeux avec les peluches (respectivement 15 et 11 points d’écart, en faveur des filles) ou à la balle (19 points d’écart, en faveur des garçons). Ils le sont encore moins pour les jeux à empiler, plus fréquents chez les garçons (7 points d’écart), ou pour les jeux moins répandus tels que les puzzles (5 points d’écart à l’avantage des filles).
Ces différences observées chez les jeunes enfants reflètent des oppositions structurelles mises en évidence chez les adultes. Dans la division typique entre jeux de balle ou de voiture (pour les garçons) et jeux de poupées ou de cuisine (pour les filles), on retrouve tout d’abord l’opposition entre activités extérieures et publiques (généralement dévolues aux hommes) et activités intérieures et domestiques (généralement réservées aux femmes). Mais ces différences font aussi écho à une série d’oppositions qui structurent les rapports de genre dans le monde du travail [4]: les activités les plus pratiquées par les garçons tendent à cultiver un rapport à la technique, à la construction et à l’action sur les choses (les petites voitures, les jeux à empiler, etc.), là où les activités les plus pratiquées par les filles mettent en jeu des compétences relationnelles ou de soin (symbolisées par les poupées), ou encore un travail de l’apparence (avec les accessoires ou les corps des poupées).
Ces différences de pratiques entre les garçons et les filles se retrouvent quel que soit leur milieu social, qu’ils ou elles soient issues des classes populaires, moyennes ou supérieures. En effet, l’amplitude des écarts garçons-filles varie assez peu selon l’appartenance sociale : de l’ordre de 2 à 3 points de pourcentage. Elle atteint un maximum de 4 points dans le cas du jeu à la poupée, où l’écart en faveur des filles passe de 60 points dans les familles de classes supérieures à 64 points dans les familles de classes moyennes (Tableau 1).
1.2. Les cadet·tes s’adonnent à des jeux moins genrés
Si les écarts sexués sont semblables dans tous les milieux sociaux, ils diffèrent en revanche selon le nombre de frères et sœurs et le rang de l’enfant (de deux ans). En ce qui concerne les deux pratiques différant le plus selon le sexe, les petites voitures et les poupées, l’écart entre filles et garçons est nettement plus marqué parmi les premier·es-né·es, c’est-à-dire parmi les enfants uniques et les aîné·es, que parmi les cadet·tes (Figure 1). En effet, pour les jeux de poupée et de voitures, la différence entre filles et garçons est respectivement de 67 et 61 points de pourcentage chez les premier·es-né·es, contre seulement 59 et 54 chez les cadet·tes.
Cette moindre différenciation de genre selon le rang de l’enfant s’explique principalement par le fait que les cadet.tes ont un répertoire de jeux plus diversifiés que les premier·es-né·es : elles et ils sont plus enclin·es à s’investir dans des jeux typiques de l’autre sexe. Ainsi, les cadets sont près de deux fois plus nombreux que les premiers-nés à jouer quasi quotidiennement aux poupées (24 % contre 13 %) ; et, de leur côté, les cadettes sont 35 % à jouer quasi quotidiennement aux voitures, contre seulement 28 % des premières-nées. Comment comprendre la plus forte inclination des cadet·tes pour les jeux typiques de l’autre sexe ?
La littérature sociologique sur les trajectoires et pratiques de genre atypiques des femmes qui s’engagent dans des domaines « masculins » (tels que le foot, la boxe ou les études d’ingénieur), identifie deux processus explicatifs : un phénomène de garçon manquant, par lequel certaines filles (uniques ou n’ayant que des sœurs) se voient poussées et soutenues dans ces pratiques par leurs pères, et un processus de socialisation par les frères au sein des familles nombreuses. Le premier phénomène n’est pas statistiquement observé ici : les filles cadettes qui n’ont que des grandes sœurs, de même que les filles premières-nées, jouent peu aux petites voitures. Elles n’agissent donc pas spécialement en garçon manquant (Figure 2). En revanche, la socialisation par les aîné·es, que l’on appelle diagonale2, permet d’expliquer l’augmentation des pratiques atypiques chez les cadet·tes quand les aîné·e sont de l’autre sexe. Un effet d’entraînement des cadet·tes par les aîné·es s’observe : les plus jeunes jouent plus souvent à des jeux typiques de l’autre sexe, soit par imitation des pratiques des aîné·es, soit en jouant directement avec eux et elles. À l’inverse, il est intéressant de noter que, quand les aîné·es sont du même sexe, les pratiques de jeux du ou de la cadet·te sont encore plus stéréotypées du point de vue du genre.
Ainsi, s’agissant des jeux de poupées, les garçons y jouent nettement plus quand ils ont au moins une sœur aînée. L’écart entre filles et garçons est donc réduit dans cette configuration familiale : il passe de 68 points de pourcentage chez les cadet·tes qui n’ont que des frères à 52 points pour les cadet·tes qui n’ont que des sœurs. Pour les petites voitures, le constat est symétrique et similaire. Les filles y jouent davantage quand elles ont au moins un frère aîné, et beaucoup plus quand elles n’ont que des frères si bien que les différences garçons-filles sont moindres dans les adelphies mixtes. Ces résultats soulignent que c’est davantage la présence d’un·e aîné·e de l’autre sexe (et ce qu’elle entraîne dans l’interaction entre frère et sœur), et non le statut de cadet·te en soi, qui produit une réduction des écarts genrés dans le fait de jouer, souvent ou tous les jours, aux voitures ou à la poupée.
1.3. Quand les aîné·es entraînent les cadet·tes dans leurs jeux
Toutefois, la présence d’un·e aîné·e de l’autre sexe ne suffit pas à ce que les cadet·tes s’engagent dans des jeux atypiques relativement à leur genre. Si c’était le cas, ces activités pourraient résulter de la seule disponibilité des jouets de l’aîné·e dans l’espace domestique. Il faut aussi que les grands frères et grandes sœurs jouent avec les plus petit·es tous les jours ou presque pour que l’effet d’entraînement ait lieu. Ainsi, parmi les cadettes ayant au moins un frère aîné3, celles qui jouent tous les jours avec lui ont quasiment deux fois plus de chances de jouer quasi quotidiennement aux petites voitures que celles qui ne jouent pas avec lui, ou seulement de temps en temps (46 % contre 26 %, Figure 3). De même, les garçons cadets qui jouent tous les jours avec leur(s) sœur(s) aîné·e(s) sont 3,5 fois plus nombreux à jouer très fréquemment à la poupée, comparés à ceux qui ne jouent jamais avec leur(s) sœur(s) (33 % contre 9 %).
Pour les garçons comme pour les filles, le fait d’être entouré·e exclusivement d’aîné·es de l’autre sexe et le fait de jouer tous les jours avec elles ou eux participent donc grandement à la pratique d’activités ludiques atypiques en termes de genre. Ce rôle d’entraînement des frères et sœurs existe quels que soient la classe sociale et le niveau d’implication des pères et des mères dans les activités des enfants les plus jeunes.
1.4. Des jeux moins stéréotypés quand c’est la mère qui joue avec l’enfant
Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que l’implication parentale est sans effet sur les pratiques ludiques des enfants. Son poids est simplement plus faible que celui du jeu avec les aîné·es. Pour les garçons, la probabilité de jouer quasi quotidiennement à la poupée augmente de près de 7 points de pourcentage si la mère joue tous les jours avec l’enfant (plutôt que de temps en temps ou jamais), alors qu’elle augmente de 14 points quand sa ou ses sœurs jouent tous les jours avec lui (plutôt que jamais). Ce rôle plus important des autres enfants comparé à celui des parents se retrouve, dans des proportions similaires, chez les filles avec leurs frères et leurs pères.
Par ailleurs, plus que les pères, les mères semblent favoriser des pratiques ludiques des enfants associées à l’autre sexe. En effet, jouer tous les jours ou presque avec sa mère augmente de 8 points la probabilité des filles de jouer aux petites voitures, là où jouer tous les jours ou presque avec son père n’a pas d’effet significatif sur le fait de jouer à la poupée chez les garçons. Cette différence s’explique par le fait que les pères jouent davantage à des activités typiques de leur propre sexe avec leurs enfants, là où les mères jouent à des activités à la fois typiques et atypiques de leur sexe.
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À côté des parents et des autres adultes, les adelphes ont donc un rôle important sur les pratiques ludiques genrées des jeunes enfants. Celui-ci passe par un effet d’entraînement des cadet·tes par leurs aîné·es dans leurs jeux de prédilection (les poupées pour les filles et les voitures pour les garçons), ce qui a pour conséquence de réduire ou d’augmenter les écarts de genre dans les jeux pratiqués selon la configuration de l’adelphie. Quand les cadet·tes ont majoritairement des aîné·es de l’autre sexe, leurs pratiques se diversifient et ils et elles s’investissent davantage dans les pratiques ludiques typiques du genre de leur(s) aîné·e(s). À l’inverse, quand ils et elles ont uniquement des aîné·es du même sexe, ils et elles ont tendance à davantage jouer à des jouets typiques de leur genre (et celui de leurs aîné·es). Si cet effet d’entraînement est plus fort chez les cadet·tes, c’est parce qu’ils et elles se tournent plus souvent vers les aîné·es et vers des activités ne nécessitant pas d’encadrement adulte, du fait de la moindre disponibilité parentale. En outre, les premier·es-né·es ne peuvent, par définition, bénéficier de cet effet d’entraînement en raison de l’absence d’aîné·es. Mais comme les parents passent en moyenne plus de temps à jouer avec elles et eux [5], d’autres jeux, plus « éducatifs » et moins différenciés sur le plan du genre sont favorisés (puzzles, dessins, jeux à empiler, etc.).
Reste à voir comment ces pratiques enfantines genrées à l’âge de deux ans évolueront au fil du temps, ce que permettra le suivi de la cohorte Elfe. Les différences filles-garçons observées pourraient être affectées par d’autres changements comme l’arrivée d’un nouvel enfant dans la famille ou l’entrée à l’école maternelle.
1.4.1. Encadré. Analyser les données de l’enquête Elfe
Pour saisir le rôle que jouent la configuration familiale, le rang et la composition sexuée de l’adelphie dans l’acquisition de dispositions de genre dans l’enfance, l’enquête Elfe (Étude longitudinale française depuis l’enfance) réalisée par l’Ined et l’Inserm, offre un riche matériau quantitatif. Réalisée auprès de familles recrutées en maternité en 2011, cette enquête par cohorte suit 18 300 enfants depuis leur naissance [6]. Cette étude repose sur l’exploitation des questionnaires auprès des parents quand l’enfant avait environ deux ans en 2013 et 2014. Plusieurs questions portaient sur la fréquence (tous les jours, souvent, de temps en temps, jamais) de jeux réalisés par les enfants : poupées, petites voitures, peluches, jeux à empiler, jeux d’eau, balle ou ballon, puzzles, dessins ou peinture. D’autres questions abordaient la fréquence à laquelle les enfants jouent avec leur mère, leur père (permettant de mesurer l’implication parentale), ainsi qu’avec leurs éventuel·les aîné·es.
L’échantillon de 12 290 enfants observés à deux ans est composé de 51 % de garçons et 49 % de filles. 45 % sont des premier·es-né·es (39 % sont enfants uniques et 6 % ont un·e petit·e frère ou sœur vivant dans le même logement), 35 % ont un frère ou une sœur plus âgé·e, 15 % en ont deux et 5 % trois ou plus. Au total, 55 % des enfants enquêtés vivent donc avec au moins un grand frère ou une grande sœur.
Appendix A Références
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[1] Baerlocher É. 2006. Barbie contre Action Man ! Le jouet comme objet de socialisation dans la transmission des rôles stéréotypiques de genre, In Dafflon Novelle A. (dir.), Filles-garçons, socialisation différenciée ? Presses Universitaires de Grenoble (Vies sociales), 267‑286.
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[2] Court M., Henri-Panabière G. 2012. La socialisation culturelle au sein de la famille : le rôle des frères et sœurs. Revue française de pédagogie, 179, 5‑16. https://doi.org/10.4000/rfp.3641
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[3] Octobre S., Berthomier N., Facq F. 2018. La primo-socialisation culturelle durant la première année de la vie à travers l’enquête ELFE. Revue de l’OFCE, 156(2), 43‑76. https://doi.org/10.3917/reof.156.0043
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[4] Denave S., Renard F. 2019. Des corps en apprentissage. Effets de classe et de genre dans les métiers de l’automobile et de la coiffure. Nouvelles Questions Féministes, 38(2), 68‑84. https://doi.org/10.3917/nqf.382.0068
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[5] Bourguignon A., Diter K., Hargis H., Lignier W., Oehmichen H., Pagis J., Vitores J. 2024. Telle sœur, tel frère ? La socialisation adelphique aux pratiques ludiques à 2 ans dans l’Étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe). Revue française de sociologie, 64(3), 471-513. https://doi.org/10.3917/rfs.643.0471
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[6] Charles M.A., Thierry X., Lanoë J.-L., Bois C., Dufourg M.-N., Popa R., Cheminat M., Zaros C., Geay B. 2020. Cohort Profile: The French national cohort of children (ELFE): birth to 5 years. International Journal of Epidemiology, 49(2), 368-369. https://doi.org/10.1093/ije/dyz227
Synonime de fratrie, le terme « adelphe » désigne les personnes nées de mêmes parents, quel que soit leur sexe (frère ou sœur). Si les travaux anglophones privilégient l’usage du mot de siblings pour qualifier les frères et sœurs collectivement sans « coloration » de genre, en français, le terme d’adelphe ou adelphie est peu utilisé bien qu’il permette de nommer le collectif que forment les frère(s) et sœur(s).
Le terme « diagonal » (par opposition à « horizontal ») permet de tenir compte des différences de rang entre enfants.
Bien que la question posée dans l’enquête Elfe porte sur la fréquence de jeu de l’enfant avec l’ensemble de ses frères et sœurs sans distinction de rang, dans 94 % des cas, il s’agit de ses aîné·es dans la mesure où l’enfant, âgé de 2 ans seulement, est en général le ou la benjamin·e de la famille.
Citer l’article
Abigail Bourguignon, Kevin Diter, Holly Hargis, Wilfried Lignier, Hélène Oehmichen, Julie Pagis, Julien Vitores (2025). Voiture ou poupée ? Le rôle des frères et sœurs dans les jeux genrés des enfants, Population et Sociétés, n° 630. https://doi.org/10.3917/popsoc.630.0001