Vivre en famille élargie : une pratique très courante en Polynésie française
Population et Sociétés
n° 616, Novembre 2023
https://doi.org/10.3917/popsoc.616.0001
Institut national d’études démographiques, Paris, France
Institut national d’études démographiques, Paris, France
Archipels, Territoires et mObilités famiLiaLes (ANR 18-CE22-0001 ATOLLS) https://polynesie.site.ined.fr/fr/ANR-ATOLLs/
Plus de quatre personnes sur dix (41 %) des habitant·es de la Polynésie française vivent en ménage complexe, en cohabitation intergénérationnelle pour la plupart et entre pairs pour une minorité. Ces ménages hébergent des jeunes adultes et des personnes à la situation économique plus fragile en raison de leur niveau d’éducation (en moyenne plus faible) et de leur situation professionnelle (risque de chômage plus élevé). L’équipement de ces ménages complexes est similaire à celui des ménages composés de famille nucléaire. Ce mode de résidence en famille élargie persiste dans une société fortement urbanisée, où elle contribue à protéger de la précarité économique.
ménage complexe, famille élargie, Polynésie, recensement, logement
Table of contents
- Appendix A Références
1.
Dans l’Hexagone, il est peu courant de vivre sous le même toit avec ses parents et ses enfants ou bien avec ses frères et sœurs à l’âge adulte. Pourtant, ces ménages dits « complexes » sont encore très fréquents en Polynésie française. Afin de comprendre leur maintien sur ce territoire, Leïla Fardeau et Éva Lelièvre décrivent leur composition et leurs caractéristiques socio-démographiques à partir des données du recensement de 2017.
La Polynésie française est une collectivité d’Outre-Mer située dans l’Océan Pacifique en Océanie. Son territoire est à la fois dispersé (118 îles dont 74 sont habitées en 2017) et fortement centralisé autour de Tahiti. En 2017, on y dénombre plus d’un quart de ménages complexes, soit 6,5 fois plus que dans l’Hexagone. Pourtant, cette collectivité est à un stade avancé de sa transition démographique, une étape généralement associée à la formation et au maintien de familles nucléaires, formées principalement d’un couple. Si l’urbanisation et le développement économique du territoire ont contribué dans un premier temps à la nucléarisation des ménages, ils n’ont pas pour autant effacé les nombreuses obligations qu’imposent les liens de parenté, parmi lesquelles l’hospitalité joue un rôle central [1]. Malgré les transformations majeures de la société polynésienne et l’évolution importante de l’organisation familiale, la part des ménages complexes stagne depuis 1996 et a même légèrement augmenté entre 2007 et 2017 [2]. Simultanément les habitant·es du territoire sont confronté·es à une offre de logements bien souvent insuffisante et aux nombreuses difficultés économiques des dernières décennies1 [3].
À partir d’une typologie détaillée des ménages complexes réalisée avec les données du recensement 2017 (encadré) permettant de cerner les différentes formes d’organisation familiale que rassemble cette catégorie hétérogène, nous décrivons les solidarités et les contraintes qui concourent au maintien de cette corésidence en famille élargie. Nous montrons ainsi en quoi elle répond désormais aux conditions socio-économiques d’un territoire urbanisé.
1.1. Une diversité de configurations familiales
La répartition détaillée des ménages polynésiens illustre tout d’abord l’importance des ménages complexes. En 2017, quatre individus sur dix (41 %) vivaient dans de tels ménages (tableau). Ces ménages complexes représentaient un quart des ménages contre 4 % dans l’Hexagone la même année. À l’inverse, le fait de vivre seul·e demeure relativement rare. Les ménages de personnes seules constituaient 15 % des ménages polynésiens contre 36 % dans l’Hexagone (ISPF, Insee, 2017).
On peut distinguer deux grandes catégories de ménages complexes : les ménages lignagers, et les ménages de collatéraux. Les ménages lignagers (représentant 16 % de l’ensemble des ménages et 30 % de la population) constituent la forme la plus courante de cohabitation complexe. Ils rassemblent plusieurs générations d’une même lignée. Il est en effet relativement courant que des jeunes couples continuent de corésider avec les parents de l’un·e ou de l’autre des conjoints. La décohabitation n’intervient qu’à l’arrivée des enfants, voire un peu après. De même les personnes âgées peuvent rejoindre le foyer de l’un·e de ses enfants ou, à l’inverse, être rejointes par eux. En Polynésie française, l’espérance de vie est de 75 ans pour les hommes et 79 ans pour les femmes en 20172 (ISPF) mais le territoire ne compte que quelques structures destinées à la prise en charge des personnes âgées dépendantes3. Les ménages lignagers sont en grande majorité (62 %) constitués d’une lignée unique, étendue sur trois générations ou plus, avec un seul noyau familial à la génération pivot (par exemple, un couple avec ses enfants et un grand-parent). La moitié des ménages restants se compose de deux générations d’adultes (un couple de parents et des enfants, dont un vit en couple dans le ménage) et l’autre moitié de ménages multigénérationnels composés de plusieurs lignées. La répartition par âge des membres de ces ménages montre qu’ils rassemblent en majorité de jeunes adultes (entre 20 et 30 ans), leurs (très) jeunes enfants ainsi que dans une moindre mesure leurs ascendant·es (figure 1).
Les ménages de collatéraux représentent quant à eux un peu plus de 5,5 % des ménages, et incluent 7,4 % des individus. Ils sont composés de pairs d’une même famille sans présence d’ascendant·es. Ce mode de corésidence est souvent privilégié par de jeunes adultes ayant quitté le foyer parental mais n’ayant pas les ressources suffisantes pour vivre seul·es ou en famille nucléaire. Cette phase de corésidence à l’adolescence ou au début de la vie adulte est un mode de vie documenté par les anthropologues [5]. La moitié des ménages de collatéraux sont constitués d’un noyau familial et de personnes seules (des sœurs corésidant dont une en couple par exemple). La catégorie comprend aussi un quart de ménages composés de personnes seules (des frères et cousins, par exemple). Enfin, le reste correspond à des ménages de plusieurs familles reliées par des liens collatéraux (des frères et sœurs, dont plusieurs sont en couple). La pyramide des âges des membres de ces ménages montre qu’ils sont principalement constitués de jeunes adultes (20 à 35 ans).
Traditionnellement, en Polynésie française, la corésidence en famille élargie permettait de ne pas diviser le patrimoine et les terres agricoles et d’en mutualiser l’exploitation. Mais le modèle connaît aujourd’hui ses limites. La très forte concentration de la population (49,6 % en 2017) dans l’agglomération urbaine de Papeete sur l’île de Tahiti ne correspond guère au mode de vie rural auquel renvoie ce modèle traditionnel. Le portrait sociodémographique de ces ménages vivant en famille élargie témoigne de ces changements.
1.2. Des membres potentiellement précaires …
Dans un contexte d’accès limité aux ressources économiques ou à un logement, la corésidence en famille élargie est aussi un moyen de mettre en commun les ressources, dont les revenus du travail. Le taux de chômage est très élevé en Polynésie française : il s’élève à 21 % en 2017 contre 6,8 % dans l’Hexagone la même année. De plus, des personnes pourtant disponibles pour travailler peuvent se déclarer inactives du fait de l’absence d’un système d’assurance chômage et de minima sociaux associés à la recherche d’emploi4 sur le territoire ainsi que du faible nombre d’opportunités professionnelles dans les îles plus éloignées [6].
Le recensement permet d’examiner les caractéristiques sociodémographiques des membres des ménages complexes : le statut d’activité (en distinguant les personnes en emploi des personnes au chômage) et le niveau de diplôme (en opposant les personnes ayant un diplôme du supérieur à celles n’ayant aucun diplôme ou seulement le certificat d’études primaires). Les figures 2 et 3 présentent respectivement les probabilités individuelles prédites de vivre en ménage lignager et en ménage de collatéraux à structure par âges comparable (au moyen de régressions logistiques). La barre noire nommée « ensemble » rappelle la part des personnes âgées de 15 ans et plus résidant en ménage lignager et en ménage de collatéraux.
Les diplômé·es du supérieur font moins souvent partie des ménages complexes (ils sont moitié moins à vivre en ménage lignager ou en ménage de collatéraux que l’ensemble des individus à âge égal). À l’inverse, les personnes qui n’ont aucun diplôme ou uniquement le certificat d’études primaires (CEP) ont une probabilité plus importante (de 25%) de vivre en ménage lignager ou en ménage de collatéraux. Le niveau de diplôme est donc un déterminant important de la corésidence en famille élargie. Or les personnes moins diplômées rencontrent davantage de difficultés à trouver du travail. Parmi ceux/celles qui détiennent uniquement le CEP ou le brevet des collèges, 40 % ne sont pas en emploi en 2022. À l’inverse, le taux de chômage des détenteur·ices du baccalauréat est de 11 % alors que celui des diplômé·es du supérieur est de 4 % [6].
La proportion des personnes au chômage et des actif·ves occupé·es vivant dans les ménages complexes confirme cela. Les chômeur·ses vivent nettement plus souvent que les actifs occupés en ménage lignager (39% contre 26%) et en ménage de collatéraux (9% contre 7%). La probabilité pour les actif·ves occupé·es de vivre dans ces types de ménage est plus basse que celle de l’ensemble de la population à âge égal.
La précarité économique semble donc favoriser la corésidence en famille élargie. Celle-ci facilite la mise en commun des ressources économiques et du travail domestique entre les membres du ménage.
1.3. … mais moins souvent touchés par le mal-logement
Les conditions de vie des habitant·es d’un logement dépendent du confort de celui-ci. L’absence d’une cuisine, d’une salle d’eau, le manque d’approvisionnement en eau courante, d’évacuation des eaux usées ou de ramassage des ordures ont un impact significatif sur les résident·es. Ces « défauts graves de confort5 » peuvent affecter l’organisation quotidienne du ménage et les conditions d’hygiène, avec un risque accru de mauvaise santé pour ses habitant·es. Les personnes seules sont les plus susceptibles d’occuper des logements très précaires (figure 4). Loin devant les autres catégories, près de 5 % d’entre elles voient leur logement compter au moins trois des « cinq défauts graves de confort » mentionnés ci-dessus.
À l’inverse, les logements des ménages lignagers sont les moins insalubres : seuls 1,2 % d’entre eux comptent plus de trois défauts graves. 2,3 % des logements de ménages de collatéraux présentent au moins trois défauts graves. Les collatéraux occupent donc des habitations un peu plus précaires que celles des ménages lignagers, mais sensiblement moins que l’ensemble des ménages (3,4 %) et à peu près autant que les familles nucléaires.
Les personnes seules sont aussi les plus nombreuses à occuper des habitations de fortune (caravanes, mobil-homes, cabanes, etc.). C’est le cas de 2,6 % d’entre elles, alors que dans les autres catégories, cette proportion varie entre 1,2 % (pour les ménages lignagers) et 1,8 % (pour les couples avec enfants). Environ 1,7 % des ménages de collatéraux occupent ce type de logement. C’est à peu près autant que les couples sans enfant (1,6 %) et moins que l’ensemble des ménages (1,8 %).
Ainsi, les ménages complexes n’occupent que rarement des habitations de fortune ou des logements avec de graves défauts de confort. Le recours à la cohabitation en famille élargie contribue donc à éviter ces situations de forte précarité résidentielle : qu’elle soit inter ou intra-générationnelle, cette cohabitation se fait dans des logements moins insalubres. Au sein des ménages complexes, les ménages de collatéraux sont un peu plus exposés à cette précarité, mais dans des proportions analogues aux familles nucléaires.
Ces modes de cohabitation atténuent les difficultés liées à la précarité économique. La situation défavorable des personnes seules suggère en effet que la corésidence en famille élargie contribue à protéger du risque de vivre dans des conditions précaires. Néanmoins, ce mode de cohabitation présente d’autres risques, non analysés ici, notamment ceux liés à la suroccupation du logement. La présence de plusieurs noyaux familiaux dans un logement inadapté peut entraîner sa suroccupation, surtout en zone urbaine où les logements sont plus petits et où 50 % de la population de Polynésie réside désormais [2]. Les ménages de plusieurs familles représentent d’ailleurs pratiquement 60 % des logements surpeuplés [7].
1.3.1. Encadré. Données et méthodologie
Cette étude s’appuie sur les données du recensement polynésien de 2017. Celui-ci est exhaustif et quinquennal. Il est réalisé par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) avec l’appui de l’Institut statistique de Polynésie française (ISPF).
Les modes de cohabitation sont donc appréhendés à travers l’unité statistique qu’est le ménage. Il est défini par les administrations statistiques française et polynésienne comme « l’ensemble des occupants d’une résidence principale, qu’ils aient ou non des liens de parenté » (ISPF).
Un « ménage simple » est constitué d’une personne seule ou d’un noyau familial décliné en sous-catégories (couple avec ou sans enfants et famille monoparentale). Tous les autres types de ménage tombent dans la catégorie, généralement non détaillée, des ménages complexes.
Appendix A Références
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[1] Bastide L., 2020, Les violences familiales en Polynésie française. Entrer, vivre et sortir de la violence, Injep, « Rapports d’étude », n° 2020/15.
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[2] Sierra-Paycha C., Trabut L., Lelièvre E., et Rault W., 2022, Les ménages complexes en Polynésie française. Résistance à la nucléarisation ou adaptation à la « modernité » ?, Espace populations sociétés, n° 2022/1. https://doi.org/10.4000/eps.12347
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[3] Merceron F. et Morschel J., 2013, Tahiti et ses périphéries insulaires : formation et crise d’un espace centralisé, Hermès, 65(1), p. 56‑63. https://doi.org/10.4267/2042/51494
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[4] Siu D. et Pasquier J., 2019, Les matahiapo, un enjeu de la croissance économique, Institut de la statistique de la Polynésie française, « Points Études et Bilans », n° 1226.
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[5] Grepin L.-H., 2001, L’adolescence masculine aux tuamotus de l’est aujourd’hui : le taure’are’a : contradictions et transformations d’une catégorie sociale traditionnelle, EHESS.
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[6] Bodet C., 2022, L’emploi progresse en 2022, le nombre d’inactifs ne souhaitant pas travailler également, Institut de la statistique de Polynésie française, « Points Études et Bilans », n° 359.
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[7] Pasquier J., 2020, Le quotidien des Polynésiens en confinement, Institut de la statistique de la Polynésie française, « Points Études et Bilans », n° 1199.
Le modèle de développement de la Polynésie française se fondait largement sur la rente du centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique, qui a fermé en 1996. L’économie dépend désormais principalement des exportations perlières et du tourisme, deux secteurs qui entrent en crise dans les années 2010, le premier du fait du développement d’une concurrence chinoise et le second à cause de l’impact de la crise des subprimes. Plus récemment, la crise sanitaire a également ébranlé la fragile reprise qui s’amorçait depuis 2018.
En comparaison, elle est respectivement de 85 et 80 ans dans l’Hexagone la même année (Institut national de la statistique et des études économiques).
En 2020, la direction des Solidarités, de la Famille et de l’Égalité de la Polynésie française décompte un centre pour personnes âgées et une vingtaine de petites structures privées [4].
Autrement dit il n’y a pas d’équivalent du revenu de solidarité active ni de l’allocation de solidarité spécifique.
Ces critères sont ceux définis par l’Insee pour identifier des logements insalubres. Ils sont dérivés du décret 2002-120 du 30 janvier 2002 relatif à la « loi SRU » (n° 2000-1208 du 13 décembre 2000).
Plus de quatre personnes sur dix (41 %) des habitant·es de la Polynésie française vivent en ménage complexe, en cohabitation intergénérationnelle pour la plupart et entre pairs pour une minorité. Ces ménages hébergent des jeunes adultes et des personnes à la situation économique plus fragile en raison de leur niveau d’éducation (en moyenne plus faible) et de leur situation professionnelle (risque de chômage plus élevé). L’équipement de ces ménages complexes est similaire à celui des ménages composés de famille nucléaire. Ce mode de résidence en famille élargie persiste dans une société fortement urbanisée, où elle contribue à protéger de la précarité économique.
Citer l’article
Leïla Fardeau, Éva Lelièvre pour l’équipe Atolls, Vivre en famille élargie : une pratique très courante en Polynésie française, 2023, Population et Sociétés, n° 616