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Très masculin, pas très féminine. Les variations sociales du genre

Population et Sociétés

605, Novembre 2022

https://doi.org/10.3917/popsoc.605.0001

Très masculin, pas très féminine. Les variations sociales du genre
Mathieu Trachman

Institut national d’études démographiques

La majorité des femmes se disent plutôt féminines et la majorité des hommes plutôt masculins. On enregistre sans doute ici le sentiment d’être « normal » du point de vue du genre. Pour autant les positionnements de genre ne s’organisent pas de la même manière selon le sexe : un tiers des hommes se disent très masculins, alors que moins d’un quart des femmes se disent très féminines ; un peu plus de 9 % des femmes se disent « pas très féminines », alors que seuls 2 % des hommes se disent « pas très masculins ». Les variations du genre selon le sexe reflètent sans aucun doute une dévalorisation du féminin par rapport au masculin, mais aussi des questionnements sur ce qu’est être une femme ou un homme.

Genre, sexe, féminité, masculinité, norme de genre, positionnement de genre, catégorie socioéconomique, surpoids, enquête Virage

Table of contents

      1.

      Les différences de féminité et de masculinité sont une dimension ordinaire du genre peu prise en compte dans les enquêtes statistiques. Combien de femmes se disent peu ou très féminines, combien d’hommes se disent peu ou très masculins, quelles sont-elles et quels sont-ils ? S’appuyant sur l’enquête Virage, Mathieu Trachman explique que ces positionnements sont des manières de se distinguer au sein des groupes de sexe. Ils peuvent être une distance à l’égard d’une norme désirée ou le refus d’un rôle assigné.

      Dans la vie quotidienne comme dans les enquêtes statistiques, le genre renvoie le plus souvent à une séparation des individus en deux groupes, celui des femmes et celui des hommes. Cette approche binaire a ses limites : des personnes non binaires ne s’identifient ni comme homme, ni comme femme, le genre des personnes trans ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance. Plus généralement, les individus peuvent se sentir plus ou moins féminins, plus ou moins masculins : il existe ainsi des variations de genre internes au groupe de sexe. Celles-ci sont des pratiques et des perceptions de soi-même et d’autrui qui ne remettent pas nécessairement en question la bipartition des sexes, mais qui montrent que l’expérience du genre a plusieurs dimensions. De plus en plus d’enquêtes statistiques tentent de saisir les variations du genre, en particulier sous la forme d’échelles de masculinité et de féminité [1]. C’est le cas de l’enquête Virage [2] (encadré). Que nous apprennent ces variations de l’organisation sociale du féminin et du masculin ?

      1.1. Encadré. La mesure des variations du genre dans l’enquête Violences et rapports de genre (Virage)

      L’enquête Violences et rapports de genre (Virage) porte sur les violences interpersonnelles subies dans les douze derniers mois et au cours de la vie [2]. Elle a été réalisée en 2015 par l’Institut national d’études démographiques auprès d’un échantillon représentatif de 27 268 personnes (15 556 femmes et 11 712 hommes) âgées de 20 à 69 ans, vivant en ménage ordinaire en France métropolitaine, enquêtées par téléphone. La question sur les masculinités et les féminités est posée ainsi :

      On attend généralement des femmes qu’elles se comportent de façon féminine. Vous-même vous diriez vous... Très féminine / Plutôt féminine / Pas très féminine / Un peu masculine / Très masculine / Ne souhaite pas répondre / Ne sais pas.

      On attend généralement des hommes qu’ils se comportent de façon masculine. Vous-même vous diriez vous... Très masculin / Plutôt masculin / Pas très masculin / Un peu féminin / Très féminin / Ne souhaite pas répondre / Ne sais pas.

      Cette question peut être considérée comme un indicateur de positionnement de genre, du rapport que les individus peuvent avoir aux normes de genre assignées à leur sexe. Du fait des faibles effectifs, on a regroupé les femmes se disant « un peu » et « très masculines », et les hommes « un peu » et « très féminins ». Cette question ne convient pas à tout le monde : 143 femmes et 154 hommes ont préféré ne pas y répondre. Il s’agit pour une part de personnes dont le refus de répondre est très fréquent, indépendamment des thèmes abordés, mais aussi de personnes qui ne se reconnaissent pas dans les catégories de genre majoritaires [3].

      1.1. Des positionnements de genre différents pour les femmes et les hommes

      La majorité des femmes se disent plutôt féminines et la majorité des hommes plutôt masculins (figure). On enregistre sans doute ici le sentiment d’être « normal » du point de vue du genre : être une femme conduit le plus souvent à se dire féminine, ni trop, ni pas assez. Peu de femmes et d’hommes affirment un genre opposé à leur sexe : « un peu » et « très féminin » pour les hommes, « un peu » et « très masculine » pour les femmes sont des catégories repoussoir pour la majeure partie des individus. Pour autant les positionnements de genre ne s’organisent pas de la même manière selon le sexe : un tiers des hommes se disent très masculins, alors que moins d’un quart des femmes se disent très féminines ; un peu plus de 9 % des femmes se disent « pas très féminines », alors que seuls 2 % des hommes se disent « pas très masculins ».

      Ce résultat peut être interprété à la lumière des valeurs que les personnes attribuent à la féminité et à la masculinité. Les variations du genre selon le sexe reflètent sans aucun doute une dévalorisation du féminin par rapport au masculin : les hommes s’identifient plus volontiers à une catégorie socialement valorisée, les femmes prennent leur distance vis-à-vis d’une catégorie discréditée. Ces variations du genre peuvent également être l’indice d’une distanciation féminine par rapport à des normes de genre jugées illégitimes ou trop contraignantes : celles qui concernent le corps, la tenue vestimentaire, les modes de vie conjugaux ou sexuels par exemple. Chez les hommes comme les femmes, il peut s’agir de la reconnaissance d’un écart par rapport à une norme désirée ou l’expression d’un rapport conflictuel à une norme imposée. Pour saisir les significations sociales des variations de genre, il est possible d’analyser quels hommes se disent peu ou très masculins, quelles femmes peu ou très féminines.

      1.2. Dire son corps, sa profession et son désir avec le genre

      Les normes de genre peuvent être liées à l’apparence physique et corporelle. Les hommes en sous-poids (mesuré par l’indice de masse corporelle de l’Organisation mondiale de la santé) sont plus nombreux à se dire un peu, très féminins et pas très masculins ; dans une moindre mesure les femmes en surpoids sont plus nombreuses à se dire un peu, très masculines et pas très féminines (tableaux 1 et 2). Les positionnements de genre reflètent des représentations sans doute largement partagées des féminités et des masculinités, qui conduisent à se sentir « hors norme » ; le corps exprime le genre, mais de façon opposée chez les femmes et chez les hommes.

      Le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle font nettement varier les positionnements de genre chez les hommes (tableau 1). Plus les hommes sont diplômés, moins ils ont tendance à se dire très masculins : certains se disent pas très masculins, mais ils tendent à se reporter vers la catégorie « plutôt masculin ». Les catégories socioprofessionnelles reflètent pour une part cette tendance : les cadres et les professions intellectuelles supérieures se disent moins souvent très masculins que les ouvriers, les agriculteurs et les employés.

      On peut penser qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une contestation des hiérarchies du genre, mais de l’affirmation d’une masculinité distinguée : ne pas se dire très masculin serait une manière de faire des distinctions de classe avec du genre, de tenir pour un peu fruste une affirmation masculine sans nuance, sans que cela soit lié par ailleurs aux pratiques de genre ou que cela remette en cause la hiérarchie du masculin et du féminin [4]. Les enquêtes sur la répartition des tâches domestiques, qui montrent que les hommes appartenant aux classes supérieures ne s’investissent pas plus que ceux des classes populaires, en sont un indice [5].

      Les positionnements de genre des femmes ne varient pas tout à fait de la même manière (tableau 2). Les diplômes et les catégories socioprofessionnelles ont moins de poids : les positions et les espaces où se font les féminités et les masculinités ne sont pas les mêmes. Cependant les femmes diplômées se disent moins souvent très féminines et surtout certaines professions conduisent les femmes à se dire pas très féminines, en particulier les agricultrices et les ouvrières : on enregistre sans doute ici la dimension genrée de certains métiers, associés à la fois au masculin et aux classes populaires. Il semble que certaines positions professionnelles accentuent la difficulté pour les femmes à se sentir à l’aise avec la féminité qu’elles tiennent pour « normale », ou bien sont l’occasion pour certaines de mettre à distance les normes de féminité. Elles peuvent se sentir moins féminines parce qu’elles appartiennent à certains métiers, ou au contraire investir certains métiers parce qu’elles se distancient de certaines normes de féminité.

      Certains groupes minoritaires peuvent avoir un rapport spécifique au genre : c’est le cas des minorités sexuelles, dont le désir pour les personnes de même sexe a été historiquement constitué comme une inversion de genre, représentation qui a contribué à diffuser les figures de la lesbienne masculine et du gay efféminé dans l’espace social [6]. Les positionnements de genre des personnes qui s’identifient comme homosexuelles ou bisexuelles sont très différents de ceux des hétérosexuels. Ils varient selon le sexe et l’identification sexuelle (tableaux 1 et 2) : « pas très masculin » reste une catégorie repoussoir pour les hommes, y compris gays, tandis que « pas très féminine » est une catégorie investie par certaines femmes, en particulier lesbiennes. Les femmes qui se disent bisexuelles sont plus nombreuses que les hétérosexuelles à se dire pas très féminines, mais elles se disent majoritairement plutôt féminines. On peut faire l’hypothèse que la valorisation sociale du masculin explique son attrait pour certaines femmes, en particulier lesbiennes, et la difficulté à s’en distancer pour les hommes, même gays.

      1.3. Les questionnements du genre et de la sexualité

      Les positionnements de genre peuvent être dépendants non seulement d’appartenances durables, mais d’expériences plus circonscrites. Si le genre se façonne dans de nombreuses sphères de la vie des individus, comme le travail et la famille, la sexualité est sans doute un des espaces où les enjeux de masculinité et de féminité sont particulièrement prégnants. Les différences de socialisation sexuelle entre les femmes et les hommes concernant la masturbation ou la consommation de pornographie par exemple, et plus largement les différences sociales de conception des sexualités féminines et masculines en attestent [7]. L’enquête Virage enregistre certaines expériences sexuelles récentes : avoir eu des disputes à propos de la sexualité, avoir refusé d’avoir des rapports sexuels avec son ou sa partenaire, avoir accepté des rapports sexuels sans en avoir envie au cours des 12 derniers mois. L’analyse de ces expériences porte sur les personnes hétérosexuelles en couple au moment de l’enquête : nous écartons les minorités sexuelles, dont nous avons vu que les positionnements de genre sont très spécifiques, et nous concentrons sur la sexualité conjugale (voir annexe en ligne, https://doi.org/10.34847/nkl.33da852d [8]).

      Les hommes qui se disent pas très masculins sont plus susceptibles d’avoir eu des disputes à propos de leur sexualité avec leur partenaire, et plus encore d’avoir accepté des rapports sexuels sans en avoir envie, que ceux qui se disent plutôt ou très masculins. Du point de vue de ces expériences sexuelles, ces deux derniers groupes se distinguent peu. Les différences sont moins nettes chez les femmes. Celles qui se disent pas très féminines sont plus susceptibles d’avoir refusé d’avoir des rapports sexuels avec leur partenaire, contrairement aux femmes qui se disent très féminines qui, à l’inverse, déclarent moins souvent ces refus. Ce ne sont donc pas les mêmes expériences sexuelles qui caractérisent les positionnements de genre des femmes et des hommes. De plus ces expériences expliquent plus les différences de positionnement de genre chez ces derniers que chez les premières.

      Ces résultats montrent que certaines expériences sexuelles récentes ont plus d’importance pour la masculinité que pour la féminité. Ils permettent également de mieux caractériser les individus qui se distancient du positionnement de genre majoritaire, et le sens de cette distanciation. Les femmes qui se disent pas très féminines affirment plus nettement leurs désirs que les autres : ce positionnement peut relever de la revendication d’une certaine autonomie sexuelle. Celle-ci ne les conduit pas cependant à refuser tout compromis : elles acceptent également d’avoir des rapports sexuels sans en avoir vraiment envie.

      Les hommes qui se disent pas très masculins ne se distinguent pas sur tous les plans : ainsi ils ne déclarent pas plus souvent avoir refusé d’avoir des rapports sexuels. La norme selon laquelle un homme doit toujours avoir du désir sexuel reste ici prégnante [7]. La plus grande fréquence des disputes concernant la sexualité, accepter plus souvent d’avoir des rapports sexuels sans en avoir envie peuvent être interprétés comme l’expression de difficultés dans le couple. Mais pour les hommes, ils peuvent être également les indices d’une manière de prendre en compte les désirs de leur partenaire, de faire état de désaccords concernant des sujets qui peuvent être difficiles à aborder. De ce point de vue, se dire pas très masculin relèverait d’un questionnement de certaines normes de genre que la majorité des autres hommes n’interrogent pas.

      Questionner les individus sur leur masculinité et leur féminité permet de saisir des différences entre femmes et hommes sans se limiter à la comparaison entre les groupes de sexe. La question posée dans l’enquête Virage apporte quelques éléments sur cette dimension du genre, mais d’autres informations sont nécessaires pour mieux les comprendre : il serait notamment judicieux de renseigner la féminité et la masculinité des femmes comme des hommes [1], de recueillir des opinions diverses sur les normes de genre.

      Malgré ces limites les résultats qui précèdent attestent d’une relative diversité de positionnements de genre. Ceux-ci ne sont pas nécessairement cohérents avec des pratiques de genre mais expriment des manières de se distinguer d’autres femmes, d’autres hommes. Pour plus de femmes que d’hommes, le genre ne va pas de soi, sans doute parce qu’elles sont plus nombreuses à en subir le poids. Les appartenances de classe, certaines expériences sexuelles, font plus nettement varier les positionnements des hommes : si elle est valorisée, la masculinité semble moins stable. Les distanciations ne relèvent sans doute pas d’un refus total des normes de genre, mais d’une certaine ambivalence à leurs égards, de questionnements concernant ce qu’est être une femme ou un homme.

      Appendix A Références

      1. [1] Magliozzi D., Saperstein A., Westbrook L., 2016, Scaling up: representing gender diversity in survey research, Socius: Sociological Research for a Dynamic World, 2, 1-11.
      2. [2] Brown E., Debauche A., Hamel C., Mazuy M. (dir.), 2020, Violences et rapports de genre. Enquête sur les violences de genre en France, Ined éditions, Grandes enquêtes.
      3. [3] Trachman M., Lejbowicz T., 2018, Des LGBT, des non-binaires et des cases. Catégorisation statistique et critique des assignations de genre et de sexualité dans une enquête sur les violences, Revue française de sociologie, 59(4), 677-705.
      4. [4] de Singly F., 1993, Les habits neufs de la domination masculine, Esprit, 196(11), 54-64.
      5. [5] Champagne C., Pailhé A., Solaz A., 2015, Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ?, Économie et statistique, 478-479-480, 209-242.
      6. [6] Murat L., 2006, La loi du genre. Une histoire culturelle du « troisième sexe », Fayard.
      7. [7] Ferrand M., Bajos N., Andro A., 2008, Accords et désaccords : variations autour du désir, in Bajos N. et Bozon M. (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, La Découverte, 359-380.
      8. [8] Trachman M., 2022, Annexe sur la méthode et résultats des analyses de régression, Population & Sociétés, n° 605.
      Mathieu Trachman. Date: 2022-11-02T13:12:00

      La majorité des femmes se disent plutôt féminines et la majorité des hommes plutôt masculins. On enregistre sans doute ici le sentiment d’être « normal » du point de vue du genre. Pour autant les positionnements de genre ne s’organisent pas de la même manière selon le sexe : un tiers des hommes se disent très masculins, alors que moins d’un quart des femmes se disent très féminines ; un peu plus de 9 % des femmes se disent « pas très féminines », alors que seuls 2 % des hommes se disent « pas très masculins ». Les variations du genre selon le sexe reflètent sans aucun doute une dévalorisation du féminin par rapport au masculin, mais aussi des questionnements sur ce qu’est être une femme ou un homme.

      605-Fichier des tableaux et figures.xlsx

      https://doi.org/10.34847/nkl.33da852d

      Citer l’article

      Mathieu Trachman, Très masculin, pas très féminine. Les variations sociales du genre, 2022, Population et Sociétés, n° 605

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