La réintégration, une façon de redevenir français
Population et Sociétés
n° 619, Février 2024
https://doi.org/10.3917/popsoc.619.0001
Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines (Cesdip), Ined, Institut Convergences Migrations (ICM)
Ined, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra), Institut Convergences Migrations (ICM)
Ined, École d’économie de Paris (PSE)
Université Côte d’Azur, LADIE
Chaque année, autour de 100 000 personnes acquièrent la nationalité française, le plus souvent en lien avec leur situation familiale (mariage, naissance et enfance en France, parents d’enfants français…). Ces acquisitions de nationalité tiennent aussi aux mutations historiques et géopolitiques. Ainsi depuis le début des années 1960, plus de 200 000 personnes sont redevenues françaises après avoir perdu cette nationalité, en particulier lors de l’accès à l’indépendance de territoires colonisés. Cette procédure discrète et méconnue permet d’éclairer certains des « troubles dans la nationalité » de l’ère postcoloniale.
réintégration, nationalité, naturalisation, citoyenneté, droit au séjour, empire colonial, acquisition, Français
Table of contents
- Appendix A Références
1.
Alors que les modalités d’acquisition de la nationalité française font à nouveau débat, un retour sur leur pluralité s’avère riche d’enseignements. Comment devient-on français ou parfois le redevient-on ? Après avoir décrit les différentes façons de devenir français, les auteurs se penchent sur la procédure de réintégration, qui a concerné plusieurs milliers de personnes par an des années 1980 aux années 2010. L’analyse dans la durée de cette procédure discrète et méconnue permet de mieux comprendre les enjeux des pertes et des acquisitions de nationalité dans un contexte postcolonial.
La majorité des Français·es le sont depuis leur naissance, la plupart « héritant » de la nationalité française de l’un de leurs parents (c’est le cas d’environ 650 000 nouveau-nés en 20221), un nombre plus réduit par le « double droit du sol » (ils sont nés en France de parents étrangers dont l’un au moins est né en France). Par ailleurs, tous les ans, autour de 100 000 personnes deviennent françaises par d’autres canaux (figure 1). Il existe en effet plusieurs modalités d’acquisition de la nationalité française en fonction de la situation des personnes, selon, par exemple, que l’on soit né·e en France de parents étrangers, que l’on ait épousé un·e conjoint·e français·e, que l’on soit immigré·e en France depuis plusieurs années.
1.1. Comment devient-on français ?
Lien juridique entre un État et un individu, la nationalité est un effet du droit façonné par les décisions politiques et traduit dans des pratiques administratives [1]. Pour celles et ceux qui sont né·es étranger·es, le droit français distingue trois modes d’acquisition de la nationalité : la déclaration, le décret et l’automaticité.
Le premier, la déclaration, concerne principalement les conjoint·es de Français·es, après au moins quatre ans de mariage, et les enfants nés en France de parents étrangers qui peuvent demander la nationalité française avant leur majorité2. Depuis 2015, d’autres procédures déclaratives, d’ampleur modeste, ont fait leur apparition au profit des parents ainsi que des frères et sœurs de Français·es. En 2021, 62 % des déclarations concernent les mineur·es de 13-17 ans et 33 % les conjoint·es de Français·es.
La seconde voie d’accès à la nationalité, le décret, fait suite à une requête à l’administration qui prend une décision discrétionnaire. Cette demande peut concerner une « naturalisation3 » ou une « réintégration dans la nationalité française ». Cette dernière catégorie correspond aux personnes ayant déjà possédé, puis perdu, la nationalité française en raison de circonstances personnelles, familiales ou géopolitiques4. Au moment de l’obtention de la nationalité française, quel qu’en soit le mode, les enfants mineurs célibataires des postulant·es deviennent également français par « effet collectif ».
Enfin, un troisième mode d’acquisition concerne uniquement les enfants nés en France de parents étrangers : celles et ceux qui n’ont pas fait de déclaration anticipée avant leur majorité deviennent automatiquement français·es à ce moment-là par l’effet de leur naissance et de leur résidence en France5. Ce dernier mode d’acquisition ne nécessitant pas de formalité est difficilement approché par la statistique publique, qui l’estime à quelques milliers par an (ces chiffres n’apparaissent pas dans la figure 1).
Comme le montre la figure 1, le nombre et les modalités d’acquisition de la nationalité française ont varié depuis les années 1960, tant du fait de modifications législatives et réglementaires qu’en raison de changements dans le traitement des demandes et dans le nombre de postulant·es [2]. Ainsi, à partir de 1973, les hommes étrangers mariés à une Française peuvent demander la nationalité par déclaration (auparavant seules les étrangères mariées à un Français pouvaient le faire), ce qui se traduit par une augmentation progressive des acquisitions par mariage, tout particulièrement des Espagnols et Portugais [3]. À partir de 1985, ce sont principalement les acquisitions par déclaration des enfants mineurs qui participent à la croissance de ce mode d’acquisition : les jeunes nés en France de parents étrangers sont de plus en plus nombreux et, jusqu’aux modifications législatives de 1993, ces derniers pouvaient demander sans délai à ce que leurs enfants deviennent français. Assez stables dans les années 1970, les naturalisations connaissent une hausse importante de la fin des années 1980 au début des années 2000, en raison surtout de l’augmentation des demandes de personnes installées en France depuis de nombreuses années. Certaines variations annuelles du nombre d’acquisitions par décret reflètent les engorgements et rattrapages du traitement administratif de dossiers. Plus largement, depuis les années 2010, un durcissement des pratiques administratives de naturalisation a conduit à une augmentation des avis défavorables, réduisant le nombre d’acquisitions par naturalisation au regard de la période précédente. La pandémie a accentué ce décrochage tout en créant un stock de dossiers, lui-même traité à partir de 2021, entraînant une croissance temporaire du nombre de naturalisé·es pour cette année-là.
On constate, à partir des années 1970, l’importance prise par la « réintégration » (4 à 7 % de l’ensemble des acquisitions de nationalité de 1980 à 2010). Bien qu’elle soit minoritaire, étudier cette procédure permet de mieux comprendre les reconfigurations juridiques, politiques et sociales de la nationalité française sous l’effet des décolonisations, un moment (1954-1977) où des dizaines de millions de personnes ont cessé d’être françaises.
1.2. La réintégration : aux sources d’une procédure méconnue
Le droit moderne de la réintégration naît avec le Code civil en 1804. Il s’agissait alors de proposer un « recouvrement » de leur nationalité française à des personnes l’ayant perdue pour des raisons géopolitiques à une époque où les frontières de l’Empire napoléonien étaient particulièrement mouvantes. À l’issue du Second Empire, des dizaines de milliers d’Alsaciens et Mosellans passés sous souveraineté (et nationalité) allemande en 1871 et ayant migré vers d’autres départements français se sont saisis de cette procédure. Par ailleurs, dès 1804, était prévu le cas des femmes ayant perdu la nationalité française par le mariage avec un étranger et qui demandaient à la recouvrer. Le terme « réintégration » apparaît pour la première fois dans la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité française ; son sens et ses modalités ont peu évolué depuis lors. Dans sa version actuelle, l’article 24 du Code civil précise que la réintégration par décret « peut être obtenue à tout âge et sans condition de stage [durée de résidence requise sur le territoire national] ». Elle suit pour le reste les mêmes règles que la procédure dite de « naturalisation ».
De 1889 aux années 1960, environ 120 000 femmes ayant perdu leur nationalité suite à leur mariage ont été réintégrées par décret, le plus souvent en s’associant à la demande de naturalisation de leur époux, ou encore après un divorce, une séparation ou le décès de leur conjoint. La perte automatique de la nationalité par le mariage avec un étranger ayant été abrogée en 1927 (sauf pour des cas particuliers), le nombre de femmes réintégrées a progressivement baissé jusqu’au début des années 1960. Elles demeurent cependant majoritaires parmi les réintégré·es par décret jusqu’en 1967, date à laquelle une partie d’entre elles bénéficient d’une nouvelle procédure simplifiée par déclaration (figure 2). Simultanément, c’est à partir de ce moment que la réintégration par décret entre dans un nouvel âge lié aux décolonisations.
1.3. L’ère postcoloniale de la réintégration
L’Empire colonial français a été marqué par une diversité de statuts et un pluralisme juridique, y compris en matière de droit de la nationalité. Cependant, au moment des décolonisations, les anciens « indigènes » étaient quasiment tous de nationalité française6. L’accès aux indépendances a donc été marqué par des changements massifs de nationalité qui n’ont pas été instantanés, ni forcément définitifs et dont les principaux intéressés n’ont pas toujours eu conscience [5]. De nombreux textes (conventions bilatérales, ordonnances, lois, etc.) ont cherché à organiser des périodes transitoires, trancher les situations particulières et limiter les possibilités de conservation ou d’accès à la nationalité française en les rendant provisoires et conditionnelles. La loi du 28 juillet 1960 permit ainsi aux ressortissant·es des anciens territoires d’Outre-mer (TOM) résidant sur le territoire de la République française (essentiellement dans l’Hexagone donc) de se faire « reconnaître la nationalité française » par déclaration7. Cette possibilité de reconnaissance, et non d’acquisition, de la nationalité française relevait d’une forme de « droit d’option » qui disparut en 1973.
Dans le cas de l’Algérie, la possibilité d’opter pour la nationalité française fut aussi mise en place au moment de l’indépendance (1962) : les personnes relevant du droit local en matière de statut personnel (appelées « Français musulmans d’Algérie » jusqu’en 1958) pouvaient faire une demande de « déclaration recognitive », à condition d’élire domicile dans l’Hexagone. Ce sont environ 60 000 personnes (non compris les enfants mineurs ayant bénéficié de « l’effet collectif ») qui ont ainsi conservé la nationalité française après l’indépendance (figure 3). Au 21 mars 1967, les anciens « Français musulmans d’Algérie » n’ayant pas fait cette démarche furent réputés avoir perdu la nationalité française au 1er janvier 1963. À partir de 1967, les Algérien·nes né·es avant l’indépendance et émigré·es dans l’Hexagone purent cependant demander leur « réintégration » par décret. Les demandes de ces personnes, qui ont été françaises jusqu’en 1962, ne relèvent pas de la « naturalisation », ce qui explique la montée en puissance progressive de ce mode d’acquisition de la nationalité française dans les années et décennies suivantes.
1.4. Après un pic en 2005, un tarissement progressif
Le cap des 1 000 réintégré·es par an a été franchi en 1975, point de départ d’une progression relativement régulière (figure 2). Aux personnes d’origines vietnamienne et algérienne, les plus représentées parmi les réintégré·es, s’ajoutent, à partir du milieu des années 1990, les personnes originaires des anciens TOM qui jusqu’alors bénéficiaient d’autres procédures (d’où l’augmentation de la part des « autres nationalités » après la réforme législative de 1993, même si elles demeurent très minoritaires, figure 3). La hausse continue jusqu’au pic de 2005, avec plus de 10 000 réintégré·es, dont près de 9 000 Algérien·nes, marque, paradoxalement, les derniers feux d’un âge d’or de la réintégration, à la fois bref et limité.
L’importance prise par la réintégration au cours de la période 1990-2010, au sein même d’une augmentation générale des acquisitions de la nationalité française, est liée à la hausse massive des demandes déposées par des Algérien·nes (figures 2 et 3) au plus fort de la « décennie noire » (la quasi guerre civile qui a marqué l’Algérie des années 1990). Les premiers résultats de l’enquête NATIO2 suggèrent que la réintégration a permis à des Algérien·nes n’ayant pas accès au statut de réfugiés statutaires (convention de Genève de 1951) de s’installer durablement en France. Depuis une dizaine d’années, la population éligible à la réintégration s’amenuise progressivement, du fait notamment de la diminution du nombre de personnes nées avant les indépendances avec le statut de « colonisé·es8 » : le nombre annuel de réintégré·es a été divisé par dix depuis le début des années 2000. En 2020, moins de 800 personnes ont ainsi recouvré la nationalité française, qu’elles soient ou non nées dans l’ancien Empire colonial. L’ère postcoloniale des réintégrations dans la nationalité française touche à sa fin, mais les controverses politiques et les évolutions du droit relatives à la nationalité continuent d’être marquées par le poids de l’histoire coloniale [6].
Appendix A Références
-
[1] Lepoutre J. 2020. Nationalité et souveraineté. Dalloz, « Nouvelle Bibliothèque de Thèses ».
-
[2] Weil P. 2005 (2002). Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution française. Gallimard.
-
[3] Spire A., Thave S. 1999. Les acquisitions de nationalité française depuis 1945. Insee Synthèses, 30, 35-54.
-
[4] Masure F. 2014. Qu’est-ce que devenir Français ? Approche anthropologique de la nationalité. Presses universitaires du Mirail.
-
[5] Benfoughal T. 2016. Brahim Benfoughal, né « sujet français ». Ethnologie française, 46, 459-470.
-
[6] Calvo S., Drevet J., Johnstone E. 2021. Combien pèse l’histoire coloniale dans le droit de la nationalité ? Délibérée, 14, 28-36.
Soit 88 % des naissances en France en 2022. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381382#tableau-figure1_radio1
Les enfants âgés de 13 à 16 ans non révolus peuvent acquérir la nationalité française par déclaration, à la demande de leurs représentants légaux, s’ils justifient d’une résidence en France de 5 années depuis l’âge de 8 ans. À partir de 16 ans, la demande peut être faite directement par le mineur concerné.
Cette procédure, bien connue, a fait l’objet de plusieurs recherches sociologiques (voir notamment [4]).
Ce sont les usages de cette procédure méconnue qu’étudie le projet de recherche NATIO2 (Les réintégrations par décret dans la nationalité française, 1960-2020) basé à l’Ined et bénéficiant du soutien financier de l’Institut Convergences Migrations (CNRS, ANR-17-CONV-0001).
Depuis 2018, à Mayotte, aux conditions de naissance en France et de durée de résidence, s’ajoute une clause de régularité de séjour de plus de trois mois d’un parent au moment de la naissance.
Dans l’Empire colonial français, le terme « indigène » renvoie à un statut juridique minoré ainsi qu’à une emprise administrative et pénale d’exception auxquels étaient soumis la plus grande part des colonisé·es. Ce statut, aboli en 1946, n’existait pas dans les « protectorats » (par exemple le Maroc et la Tunisie) où les habitant·es autochtones n’étaient pas des « sujets français ».
Le texte renvoyait aux TOM à la date du 31 décembre 1946, soit : Côte d’Ivoire, Dahomey, Guinée, Mauritanie, Niger, Sénégal, Soudan français (Mali), Haute-Volta (Burkina-Faso), Congo français, Gabon, Oubangui-Chari (Centrafrique), Tchad, Comores, établissements en Inde (principalement Pondichéry), Madagascar, Nouvelle-Calédonie, établissements d’Océanie (Polynésie française, Wallis-et-Futuna…), Saint-Pierre-et-Miquelon, Côte des Somalis.
La réintégration peut même concerner des requérant·es né·es en métropole : des personnes nées en France, avant 1963, de parents alors devenus algériens.
Chaque année, autour de 100 000 personnes acquièrent la nationalité française, le plus souvent en lien avec leur situation familiale (mariage, naissance et enfance en France, parents d’enfants français…). Ces acquisitions de nationalité tiennent aussi aux mutations historiques et géopolitiques. Ainsi depuis le début des années 1960, plus de 200 000 personnes sont redevenues françaises après avoir perdu cette nationalité, en particulier lors de l’accès à l’indépendance de territoires colonisés. Cette procédure discrète et méconnue permet d’éclairer certains des « troubles dans la nationalité » de l’ère postcoloniale.
Emmanuel Blanchard - Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines (Cesdip), Ined, Institut Convergences Migrations (ICM)
Linda Guerry - Ined, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra), Institut Convergences Migrations (ICM)
Lionel Kesztenbaum - Ined, École d’économie de Paris (PSE)
Jules Lepoutre - Université Côte d’Azur, LADIE
Citer l’article
Emmanuel Blanchard, Linda Guerry, Lionel Kesztenbaum et Jules Lepoutre, La réintégration, une façon de redevenir français, 2024, Population et Sociétés, n° 619