L’avortement 50 ans après la loi Veil : un recours et des méthodes qui varient sur le territoire
Population et Sociétés
n° 627, Novembre 2024, 4 pages
https://doi.org/10.3917/popsoc.627.0001
Institut national d’études démographiques (Ined) – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Ecole des Hautes études en démographie (HED)
Institut national d’études démographiques (Ined)
Institut national d’études démographiques (Ined)
Le recours à l’avortement en France a connu diverses transformations depuis sa dépénalisation en janvier 1975 suite au vote de la loi Veil. Le cadre de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) s’est assoupli avec l’allongement du délai légal, la diffusion de la méthode médicamenteuse, et la prise en charge par de nouveaux groupes professionnels. Le cadre de l’interruption de grossesse pour motif médical (IMG) s’est lui complexifié. D’importantes disparités interdépartementales existent dans la fréquence et le recours aux méthodes d’IVG et dans la prise en charge de l’IMG.
avortement, IVG, IMG, loi Veil, sage-femme, méthode médicamenteuse, méthode chirurgicale, recours, département, France
Table of contents
- Appendix A Références
1.
Le 29 novembre 1974, la dépénalisation de l’avortement était votée par l’Assemblée Nationale, c’était la première étape du processus menant à la loi Veil encadrant les interruptions volontaires de grossesse. Les auteures reviennent sur les évolutions depuis ce tournant historique et dressent un bilan, 50 ans après, des conditions d’accès et des nouvelles pratiques de l’avortement, y compris pour motif médical, sur le territoire français.
La loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975*1, a dépénalisé l’avortement 2 en le rendant possible dans deux cadres différents : d’une part, « l’interruption volontaire de la grossesse pratiquée avant la fin de la dixième semaine » (IVG) en cas de « détresse » et d’autre part « l’interruption volontaire de la grossesse pratiquée pour motif thérapeutique » – couramment appelée interruption médicale de grossesse (IMG). Cinquante ans plus tard, quelles sont les modalités de recours à l’avortement ?
1.1. Quel encadrement légal de l’avortement ?
La loi Veil fut adoptée pour une seule durée de 5 ans, puis pérennisée en 1979* par la loi Pelletier (Figure 1). L’IVG était initialement autorisée jusqu’à la fin de la 10e semaine de grossesse, délai porté à 12 semaines en 2001* puis à 14 semaines en 2022*. D’abord non remboursée, l’IVG est partiellement prise en charge par l’Assurance Maladie depuis la loi Roudy de 1982*, puis à 100 % depuis 2013*, et tous les actes associés le sont aussi depuis 2016*. La période de réflexion a été réduite puis supprimée et l’entretien dit « psychosocial » est devenu facultatif en 2001 pour les plus de 18 ans. Avant cet âge, l’autorisation parentale a été supprimée mais l’accompagnement par une personne majeure reste obligatoire. Le droit pour les médecins de refuser de pratiquer une IVG (clause de conscience) a été introduit par la loi de 1975 et reste toujours en vigueur 3.
L’avortement thérapeutique, toléré dans de rares cas par l’Académie de médecine depuis 1852 a été formellement légalisé par le Code de la Famille et de la natalité française de 1939 afin de mieux réprimer les autres avortements dits « criminels » [1]. La loi de 1975 autorise l’IMG à tout moment de la grossesse pour des raisons liées à la santé de la femme ou du fœtus. L’acte est très fortement encadré, et la procédure s’est peu à peu complexifiée. Deux médecins doivent autoriser la demande dont l’un·e doit faire partie d’un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN) depuis 1994* pour les demandes d’IMG pour motif fœtal, et depuis 2011* pour motif de santé de la femme. Depuis 2001*, chaque demande d’IMG doit être étudiée par une équipe pluridisciplinaire (médecins et/ou autres professionnel·les de santé ou du social).
1.2. L’IVG : une diversification des méthodes et des professionnel·les
En 1975, l’IVG ne peut être pratiquée que par un·e médecin en établissement de santé et par la méthode chirurgicale – l’auto-avortement ne sera dépénalisé qu’en 1993*. La méthode médicamenteuse a été mise sur le marché en 1988, d’abord administrée en établissement de santé et, depuis les années 2000, en cabinet médical, en centre de santé ou en centre de santé sexuelle* (anciennement nommé centre de planification et d’éducation familiale, CPEF). Les médecins peuvent y réaliser des IVG médicamenteuses jusqu’à la fin de la 5e semaine de grossesse. Depuis 2016, les IVG chirurgicales peuvent aussi être pratiquées en centres de santé et les sages-femmes sont habilitées à réaliser des IVG médicamenteuses. Dans le cadre de la crise sanitaire de 2020, le délai pour administrer une IVG médicamenteuse a été allongé à 7 semaines de grossesse et la téléconsultation a été autorisée*. En 2022, la loi Gaillot* a porté le délai légal de l’IVG à 14 semaines et a autorisé les sages-femmes à pratiquer des IVG chirurgicales. Qu’en est-il de la fréquence de recours aujourd’hui ? Comment sont mis en application ces nouveaux assouplissements légaux sur le territoire ?
1.3. Une stabilité de long terme et une récente augmentation
Avec la diffusion de la contraception, le nombre d’avortements a d’abord diminué jusqu’au début des années 1990, puis a oscillé autour de 220 000 par an [3] pendant 30 ans. Il augmente sensiblement depuis les années 2020, pour atteindre près de 241 700 IVG en 2023, dont 223 300 en France hexagonale (Figure 1). Notons que l’allongement du délai de l’IVG en mars 2022 n’a que peu contribué à l’augmentation du nombre total d’IVG [4].
Au fil des trois dernières décennies, on comptait environ 1 IVG pour 4 naissances, ce ratio avoisine 1 IVG pour 3 naissances en 2023. Ainsi, à nombre de grossesses égal, la décision d’interrompre la grossesse est plus fréquente. On peut faire l’hypothèse d’une précarisation sociale et économique et d’une incertitude grandissantes, qui augmenteraient la propension à arrêter une grossesse. Il est trop tôt pour dire s’il s’agit de report de naissances ou non.
1.4. L’hétérogénéité territoriale du taux de recours à l’IVG
Au niveau national, en 2023, pour 1 000 femmes âgées de 15 à 49 ans, près de 17 IVG ont été réalisées (16 en France héxagonale). Ce taux de recours est très variable selon les départements (Figure 2), y compris en tenant compte de la structure par âge des femmes et de la fréquence des grossesses [4]. La plupart des différences territoriales observées en 2023 existaient déjà auparavant (Figure A1 de l’annexe en ligne). Entre 2014 et 2023, les taux de recours ont augmenté dans la plupart des départements.
1.5. 4 IVG sur 5 sont désormais médicamenteuses
En 2023, une IVG sur cinq est réalisée par méthode chirurgicale (contre le double 10 ans avant), le plus souvent sous anesthésie générale (dans 70 % des cas). Ainsi, 4 IVG sur 5 sont médicamenteuses. La part des IVG médicamenteuses réalisées hors établissement de santé a fortement augmenté jusqu’à concerner la moitié de ces IVG, tandis que la part de celles réalisées en établissement de santé, assez stable jusqu’en 2019, baisse notamment depuis la crise sanitaire de 2020 (Figure 3). Avec la généralisation de la méthode médicamenteuse, le monopole d’un seul laboratoire pharmaceutique privé (Nordic Pharma) soulève des questions quant aux risques de pénurie, de problèmes d’approvisionnement et de pression sur les prix des comprimés abortifs. Ce monopole pourrait entraver l’accès à l’avortement4. Malgré une prise en charge de plus en plus importante hors établissement, l’hôpital public reste le principal lieu où sont pratiquées les IVG tandis que les établissements privés ont quasiment abandonné la prise en charge.
1.6. Des méthodes hétérogènes selon le lieu : indicateur d’inégalités ?
Les proportions des trois types d’IVG (selon le lieu et la méthode) variaient déjà fortement entre les départements en 2014 (Figure 4) et ont évolué de manière hétérogène. La part des IVG médicamenteuses hors établissement de santé a continué d’augmenter dans les départements où cette méthode était déjà bien développée en 2014 (à l’exception des Hautes-Alpes et de l’Ardèche), tout particulièrement dans les DROM et en Corse. Le recours à ce type d’IVG reste toutefois très inégal : en 2023, la proportion variait entre 4 % et 81 % selon les départements. La méthode chirurgicale en établissement de santé a, quant à elle, reculé dans la quasi-totalité du territoire. Toutefois, elle concerne encore 40 % à 49 % des IVG en Maine-et-Loire, Loire-Atlantique, Loir-et-Cher et Indre-et-Loire en 2023. Enfin, la méthode médicamenteuse en établissement de santé a conservé ou pris une place prépondérante dans plusieurs territoires ou a, au contraire, perdu du terrain dans d’autres. En 2023, elle concernait plus de 60 % des IVG dans 20 départements et moins de 20 % dans 7 autres.
Ces différences territoriales ne semblent pas directement liées aux disparités des taux de recours (Figure 2) mais à des pratiques variables du fait de normes de santé sexuelle et reproductive et de cultures médicales locales différenciées. Elles peuvent suggérer des difficultés d’accès et/ou une limitation du choix du type d’IVG selon le maillage médical existant : présence d’infrastructures de santé (moindre notamment en milieu rural), qualité des réseaux entre les établissements de santé et les autres acteurs pratiquant des IVG, etc.
1.7. Une IVG sur cinq réalisée par une sage-femme
Les sages-femmes ont réalisé plus de 45 000 IVG médicamenteuses en 2023, soit près de 20 % de l’ensemble des IVG et 46 % de celles pratiquées hors établissement. Cette possibilité de prise en charge par les sages-femmes est toutefois polarisée, avec 21 départements où elles ont pratiqué plus des trois quarts des IVG réalisées hors établissement et 21 autres où elles en ont réalisé moins du tiers (Figure A2 de l’annexe en ligne). L’élargissement du champ de compétences des sages-femmes (suivi gynécologique depuis 2009, IVG médicamenteuses depuis 2016 et IVG chirurgicales depuis 2022) les replace parmi les professionnel·les en charge du travail abortif [4], autrefois réservé aux médecins depuis la loi Veil.
1.8. IMG : l’importance des centres de diagnostic prénatal
En 2023, 8 400 interruptions médicales de grossesse ont été réalisées, soit près de 5 pour 10 000 femmes âgées de 15 à 49 ans, un nombre relativement stable au cours des 4 dernières années. Sur la période 2021-2023, les taux d’IMG varient entre les départements de réalisation (Figure A3a de l’annexe en ligne).
Sur la période 2021-2023, 77 % de l’ensemble des IMG ont été réalisées dans les 38 départements dotés d’au moins un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN), puisqu’un·e médecin de l’équipe en charge d’étudier les demandes doit en être membre (soit une concentration bien supérieure à celle observée pour les naissances et pour les IVG). En 2023, près de 6 départements sur 10 étaient dépourvus de ces centres – dont Mayotte, la Guadeloupe, la Guyane et la Corse. La concentration de la pratique des IMG dans les départements dotés de CPDPN ne signifie cependant pas qu’il n’y a pas d’accès dans ceux qui en sont dépourvus comme le montrent les taux d’IMG par département de résidence des femmes (Figure 5). Les variations départementales – qui vont au-delà de la structure par âge des femmes5 et de la fréquence des grossesses –, suggèrent des inégalités dans la prise en charge avec notamment des distances plus ou moins longues à parcourir pour avorter, donc une facilité d’accès variable.
***
Cinquante ans après la loi Veil, les modalités de recours à l’IVG ont changé : la méthode médicamenteuse est devenue largement majoritaire ainsi que la prise en charge des IVG hors établissement de santé, qui a particulièrement crû depuis la crise sanitaire. Le cadre légal français de l’avortement permet une pluralité de lieux, de professionnel·les et de méthodes selon le motif (médical ou non) et la durée de grossesse. Cette pluralité de l’offre est toutefois hétérogène sur le territoire, contraignant les modalités, les conditions et, par extension, la possibilité de choisir la manière d’interrompre une grossesse. Dans un contexte où le droit et l’accès à l’avortement reculent dans de nombreux pays, l’inscription de la « liberté garantie à la femme » de recourir à l’IVG dans la Constitution en 2024 revêt assurément une forte portée symbolique. Cependant, le flou de la notion de « liberté garantie » et la responsabilité laissée au législateur d’en établir les conditions ne permettent de garantir ni le contenu de la loi et ni son effectivité sur le terrain [6]. Au-delà du cadre légal, les modalités d’accès peuvent être contraintes par d’autres facteurs comme les difficultés d’approvisionnement en comprimés abortifs, la clause de conscience des praticien·nes, etc. L’accès peut à l’inverse être facilité par un maillage large et pérenne de l’offre abortive, par une bonne articulation entre l’hôpital et les autres acteurs, et une garantie de choix de la méthode6.
1.8.1. Encadré 1. Les données de santé sur les avortements
Les données sur les interruptions de grossesse sont incluses dans le système national des données de santé (SNDS). Elles proviennent des données médico-administratives pour les soins réalisés au sein des établissements de santé (publics et privés) et de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) pour ceux réalisés hors établissement [2].
Appendix A Références
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[1] Mathieu M., Thizy L., 2023, Sociologie de l’avortement, Paris, La Découverte, Repères, 128 p.
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[2] Breton D., Belliot N., Barbieri M., Chaput J., d’Albis H., 2023, L’évolution démographique récente de la France. Les comportements des femmes et des hommes sont-ils si différents ?, Population, 78(3), 363‑430. doi.org/10.3917/popu.2303.0363
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[3] Mazuy M., Toulemon L., Baril É., 2015, Un recours moindre à l’IVG, mais plus souvent répété, Population & Sociétés, 518. https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/recours-moindre-ivg/
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[4] Vilain A., Fresson J., Lauden C., 2024, La hausse des IVG réalisées hors établissement de santé se poursuit en 2023, Études et Résultats, 1311. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2024-09/ER1311.pdf
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[5] Borel M., 2023, Le renouveau des luttes définitionnelles de la juridiction des sages-femmes au prisme des recompositions des politiques de prise en charge de l’IVG, Thèse de doctorat en sociologie, Université Bourgogne Franche-Comté, 597 p. https://theses.fr/2023UBFCH004
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[6] Hennette-Vauchez S., à paraître en 2025, L’avortement comme question constitutionnelle, Hennette-Vauchez S. et Marguet L. (dir.), De haute lutte. La révolution de l’avortement, CNRS.
* Voir la liste des articles de loi qui figure dans le tableau de l’annexe en ligne. https://doi.org/10.34847/nkl.da9d5984
L’avortement était considéré comme un crime par l’article 317 du Code pénal de 1810.
Cette clause de conscience spécifique à l’IVG s’ajoute à celle qui était déjà présente dans le Code de la santé publique (anciennement dans le Code de déontologie médicale) pour tous les actes de médecine qui ne relèvent pas d’une situation d’urgence ; elle concerne également les sages-femmes*.
Voir à ce propos l’alerte et les recommandations du HCE en 2020 https://haut-conseil-egalite.gouv.fr/sante-droits-sexuels-et-reproductifs/actualites/article/penurie-de-medicaments-un-risque-d-atteinte-aux-droits-sexuels-et-reproductifs
Les IMG sont pratiquées à des âges plus avancés que les IVG, notamment parce que les grossesses à risque sont plus fréquentes à ces âges.
Voir sur ces questions le rapport (incluant 10 recommandations) : « IVG : une ‘liberté garantie’ mais un accès fragile », Commission des affaires sociales du Sénat, rendu le 16 octobre 2024. https://www.senat.fr/rap/r24-045/r24-045-syn.pdf
Le recours à l’avortement en France a connu diverses transformations depuis sa dépénalisation en janvier 1975 suite au vote de la loi Veil. Le cadre de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) s’est assoupli avec l’allongement du délai légal, la diffusion de la méthode médicamenteuse, et la prise en charge par de nouveaux groupes professionnels. Le cadre de l’interruption de grossesse pour motif médical (IMG) s’est lui complexifié. D’importantes disparités interdépartementales existent dans la fréquence et le recours aux méthodes d’IVG et dans la prise en charge de l’IMG.
Justine Chaput - Institut national d’études démographiques (Ined) ; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Ecole des Hautes études en démographie (HED)
Élodie Baril - Institut national d’études démographiques (Ined)
Magali Mazuy - Institut national d’études démographiques (Ined)
Citer l’article
Justine Chaput, Élodie Baril, Magali Mazuy, L’avortement 50 ans après la loi Veil : un recours et des méthodes qui varient sur le territoire, 2024, Population et Sociétés, n° 627