Les chiffres de la mort
Les premières statistiques de causes de décès aux XVIIe
et XVIIIe siècles
Au XVIIe siècle, la mort devient le sujet d’études quantitatives.
Il n’y avait auparavant que très peu d’investigations systématiques
sur la mortalité. L’une des raisons en pourrait être le fatalisme
lié à la mort dans les sociétés européennes : la mort était
acceptée comme la compagne constante de la vie. Les cimetières sont
alors adjacents aux églises. Au XVIIIe siècle, on commence à
séparer les vivants des morts : en déplaçant les cimetières à la
périphérie des villes, on interdit les enterrements dans les
églises. Enfin, l’on utilise davantage les cercueils. Ces
changements reflètent une anxiété nouvelle à l’égard de la mort.
Examiner la mortalité peut alors être une manière de combattre
cette anxiété.
Le développement de la recherche thérapeutique est étroitement lié à celui des statistiques médicales lorsque l’on entreprend d’observer et de consigner systématiquement des succès ou des échecs thérapeutiques. Dès l’Antiquité, on voit Hippocrate y procéder. Le philosophe Leibniz, dans un texte intitulé Directiones ad rem medicam pertinentes, rappelle que la guérison des malades était enregistrée ainsi que le remède qui les avait guéris. Sur les colonnes du temple d’Esculape dans l’île de Cos, les prêtres avaient coutume de graver les succès thérapeutiques et la thérapie utilisée.
Les statistiques médicales connaissent un nouveau départ avec la renaissance du rationalisme au XVIIe siècle : des savants tentent de soumettre à l’ordre arithmétique les évènements apparemment erratiques que sont la maladie et le décès.
Comment caractériser la mort ? En enregistrant minutieusement le sexe, l’âge et le statut - marié, veuf, moine, nonne, etc. - du de cujus, enregistrement s’accompagnant de renseignements sur la géographie locale, l’époque de l’année et la cause du décès. Il s’agit dès lors de classifier et de quantifier les décès et leurs causes. John Graunt et ses Observations pose les premières pierres, et ses suggestions sont reprises et développées en Angleterre par William Petty, Thomas Short et de nombreux savants membres de la Royal Society qui s’appuient sur les Bulletins de mortalité. En Allemagne, Caspar Neumann puis Johann Peter Süssmilch, entre autres, proposent de nouvelles données. Au même moment, l’école française et la statistique suédoise contribuent à l’essor de ces statistiques médicales.
Causes de décès : la difficile comparaison dans le temps et dans l’espace
L’étude de la mortalité par cause et de ses variations en structure et en niveau repose sur la statistique des causes de décès établie dans chaque pays par les institutions statistiques ou médicales. Les causes sont classées et codées dans la Classification internationale des maladies (CIM), selon des règles définies par l’OMS. Depuis l’adoption de sa première version en 1893, la CIM a été révisée 10 fois pour tenir compte des progrès des connaissances médicales. Ces révisions indispensables introduisent toutefois de graves ruptures dans les séries de décès par causes. Le suivi des causes de décès sur une longue période demande donc que l’on s’affranchisse de ces ruptures en produisant des séries à définition médicale constante. Pour ce faire, l’idéal est de disposer d’un double classement des décès au moment du changement de classification. Cette information est toutefois rarement disponible et une méthode, développée à l’INED et reposant sur une comparaison très fine des deux versions de la Classification, permet de pallier l’absence de double classement.
Bien que presque tous les pays produisant des statistiques de décès par cause se fondent sur les recommandations de l’OMS, il apparaît que certaines des différences observées dans les profils épidémiologiques ne peuvent être totalement mises sur le compte des différences de pathologies mais procèdent aussi de variations dans les habitudes de codage et de diagnostic. La généralisation du codage automatique devrait atténuer ces variations, mais ne pourra pas totalement les effacer, la diversité des formations et cultures médicales pesant encore très lourd dans les diagnostics et la certification des causes de décès.