Cet ouvrage a pour ambition de faire mieux connaître les migrations provinciales orientées vers Paris et ses banlieues, ainsi que la mobilité de ces provinciaux et des Parisiens eux-mêmes à l'intérieur de l'agglomération, à la fin du XIXe siècle.
Les auteurs ont exploité une source nominative masculine, les listes de tirage au sort du contingent militaire et les registres matricules qui leur font suite. Ces archives permettent de dresser le portrait physique et social des jeunes conscrits à l'âge de 20 ans et surtout renseignent précisément sur la succession de leurs domiciles, sur leurs éventuelles condamnations pénales, et cela jusqu'à leur 45e année, du moins pour ceux d'entre eux qui, déclarés aptes à servir, étaient suivis par l'autorité militaire.
Alors que la migration et la " mobilité résidentielle " constituent traditionnellement des domaines séparés de recherche, nous avons pu ainsi appréhender la mobilité d'un individu dans sa continuité, non pas du berceau à la tombe, mais au moins du domicile de ses vingt ans à celui où il vit au moment de son entrée dans l'âge mûr.
L'ouvrage traite des conscrits de la classe 1880, hommes nés tous, par définition, en 1860, année où Paris annexe ses faubourgs pour atteindre ses dimensions actuelles, époque aussi où s'opèrent de nombreux départs de la France des villages et des bourgs vers les villes et vers Paris. Dans la masse du contingent, nous avons retenu les jeunes présents sur les listes de dix arrondissements représentatifs de Paris, de dix départements de province connaissant une forte émigration vers la capitale, ainsi que de toute la banlieue de l'ancienne Seine. Soit un ensemble de plus de 48 000 conscrits. Plus précisément, nous avons pris en compte la totalité des individus rencontrés sur ces listes, aussi bien les migrants que les stables, ceux qui n'ont jamais bougé et ceux qui semblent avoir toujours vécu entre deux domiciles. Le but est naturellement d'essayer d'isoler ce qui distingue à l'origine les uns des autres et de mettre en rapport la mobilité ou l'immobilité et ce que nous savons de leurs destins respectifs.
Ainsi, il nous a été possible de mesurer, en province, l'importance de la mobilité locale dans son contexte géographique et social. Favorise-t-elle la croissance de la population des bourgades et des petites villes, ou est-elle une étape vers la grande ville plus lointaine ? En autorisant la mesure des retours, la source militaire permet de nuancer l'ampleur de l'émigration définitive, si souvent présentée par les contemporains comme un drame pour les campagnes, alors que bon nombre de ces départs relèvent de déplacements temporaires, s'inscrivant souvent dans la perspective d'un retour au pays. De même, l'école, le service militaire ou la perte des valeurs familiales, souvent tenus à l'époque comme des fauteurs de migration, paraissent, à l'analyse, avoir un effet très limité par rapport à une mobilité vers la ville qui s'inscrit plutôt dans une perspective personnelle d'ascension sociale.
Cela semble particulièrement vrai pour l'émigration vers Paris sur laquelle nous mettons l'accent. Mais quel sort les transplantés de la province ont-ils connu en ville ? Nous pouvons l'apprécier par leur localisation dans l'espace urbain, leur santé, enfin leur délinquance éventuelle. Nous retrouvons les thèmes de l'inquiétude démographique et morale si souvent exprimée à l'époque par les élites face à " l'exode rural ". La migration pousse-t-elle au crime ? Abrège-t-elle la vie ? Ces questions prennent tout leur sens en comparant de ce point de vue les comportements et le sort des Parisiens d'origine. Un des grands intérêts de la source militaire est de permettre une telle confrontation, et le lecteur verra que les résultats ne sont peut-être pas ceux que l'on attend.
Pour les originaires de Paris, la source se prête admirablement à une étude détaillée de leur mobilité dans l'espace urbain et national. Des types d'itinéraires se dessinent, et l'on peut mesurer les attractions et les répulsions pour tel ou tel type d'espace en fonction de l'univers social auquel appartenait l'individu en mouvement. Une comparaison, là encore, avec les nouveaux venus de province est nécessaire, pour constater d'ailleurs que les comportements résidentiels ne se ressemblaient pas.
La source qui a inspiré ce travail laisse dans l'ombre l'histoire professionnelle et familiale de ces hommes. Aussi, la connaissance profonde du passé de la société française exige-t-elle la poursuite de telles grandes reconstitutions démographiques, ayant l'individu pour base. Si la source militaire ne peut l'assurer seule, nous espérons avoir démontré son importance, en raison des comparaisons pertinentes qu'elle permet et des informations uniques qu'elle recèle.