Lionel Kesztenbaum
Avant 1850, les Parisiens s'approvisionnaient principalement avec l’eau de la Seine, puis via le Canal de l’Ourcq. Comment la distribution de l’eau a évolué face à la croissance démographique de la ville ? Lionel Kesztenbaum, directeur de recherche à l’Ined, nous raconte un siècle de transformations de l’accès à l’eau dans la capitale.
(Interview réalisé en février 2025)
D’où provenait l’eau à laquelle avaient accès les Parisiens avant 1850 ?
Jusqu’au XIXème siècle, l’eau qui alimentait Paris provenait essentiellement du fleuve, la Seine. La mauvaise qualité de l’eau commence à devenir une préoccupation dans la première moitié du XIXème siècle, en particulier en lien avec l’essor des activités polluantes (tanneries par exemple, puis l’industrie naissante). De fait, aux différentes étapes d’agrandissement de la ville, la croissance de la population conduit à un manque d’eau structurel. L’ouverture du Canal de l’Ourcq à cette période vise à donner accès à une quantité d’eau plus importante. Cependant, l’eau est de plus en plus polluée. Des solutions sont cherchées, ainsi Alexandre Parent du Châtelet, médecin hygiéniste français, procède à des prélèvements de l’eau du fleuve pour évaluer sa qualité.
Comment se sont mis en place le réseau et l'accès à l'eau dans Paris entre 1850 et 1950 ? En quoi cela a-t-il consisté ?
Durant la seconde moitié du XIXème siècle, de grands aqueducs sont construits pour apporter directement de l’eau de source dans la ville, parfois sur des distances de plus d’une centaine de kilomètres. Cela représente de très lourds investissements qui, de surcroît, font fait face aux réticences de ceux à qui Paris prend de l’eau.
La disponibilité croissante de l’eau à partir de la fin du XIXe siècle ne résout pas tout. Deux difficultés en particulier apparaissent : que fait-on de l’eau quand elle arrive dans la ville et comment se débarrasser des eaux usées ?
Pour distribuer l’eau, l’idée de relier directement les immeubles à l’eau va s’imposer. Jusque-là, les habitants s’appuyaient sur des fontaines publiques et des porteurs d’eau (pour les plus favorisés).
Un autre enjeu concerne les eaux usées. Le principal mécanisme d’évacuation de celles-ci, –par des fosses septiques, est inadapté à l’afflux d’eau et l’accroissement des usages, qui exacerbent ces limites structurelles : les fosses doivent être vidées régulièrement, opération insalubre, risquée et coûteuse, et il est fréquent qu’elles se bouchent, voire refluent dans les appartements... La solution du tout-à-l’égout s’impose progressivement, malgré l’opposition des propriétaires d’immeubles et des compagnies qui s’occupent de vidanger les fosses septiques (dont le produit est utilisé comme engrais).
Quelles différences observe-t-on entre les quartiers les plus populaires et les quartiers les plus favorisés ?
Selon les quartiers, les immeubles sont raccordés à une vitesse inégale, aussi bien à l’eau qu’au tout-à-l’égout. C’est en grande partie lié à la concentration de la propriété dans Paris : l’une des particularités de la capitale française est que pratiquement tout le monde est locataire car, à cette époque, il n’est pas possible d’acheter seulement un appartement, on ne peut acquérir qu’un immeuble entier. De ce fait, les propriétaires ne sont pas enclins à prendre en charge les coûts de ces installations.
Ainsi, au début du XXème siècle, la moitié des immeubles n’est pas relié au tout-à-l’égout et les plus pauvres y auront accès en dernier, limitant leur accès en quantité à une eau de bonne qualité.
La division est à l’intérieur de la ville (est-ouest) mais aussi à l’intérieur des immeubles : au dernier étage, dans les chambres de service, il n’y a pas d’eau courante ; au mieux, un robinet commun.
Un effort supplémentaire dans l’entre-deux-guerres permet de relier la très grande majorité des immeubles au tout-à-l’égout à la fin des années 1930. Mais cela ne signifie pas encore l’eau pour tous : le recensement de 1954 indique qu’un quart des appartements parisiens n’ont pas d’accès à l’eau, ils doivent se fournir ailleurs dans l’immeuble et 80% n’ont ni douche ni baignoire.
Le point central est que, à chaque étape (arrivée de l’eau potable dans l’immeuble puis dans les appartements, son évacuation), des choix sont faits, en apparence techniques (compteurs d’eau, tout-à-l’égout, …), mais en réalité dictés par la structure de la propriété dans la ville : l’organisation du système d’assainissement est conçue sans égard et sans consulter plus de 95% de la population.
Sur quels documents et archives vous êtes-vous appuyé pour conduire cette recherche ?
J’ai consulté un certain nombre de documents : les Annuaires statistiques de la ville de Paris, publiés chaque année depuis 1880, contiennent, entre autres, les chiffres des connections au tout-à-l’égout ou encore des informations sur la consommation d’eau. J’ai utilisé également les résultats de recensements parisiens publiés et, pour l’accès à l’eau, les registres de la Compagnie Générale des eaux conservés aux Archives de Paris qui indiquent, rue par rue, les connections de chaque immeuble au système de distribution d’eau.
Référence :
Lionel Kestenbaum, Distributing a Sane Beverage? The Social Differentiation of Access to Water in Paris, Journal of Urban History, n°OnlineFirst, 2024